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boulangers qui les auraient dédaignés. Le premier avis avait un avantage : inviter la population à décerner des couronnes civiques aux vertueux boulangers. Le second avis offrait un inconvénient : engager les citoyens à aller casser les vitres des boulangers récalcitrans. L’un et l’autre avis ont été repousses.

La taxe officieuse ne sera, en somme, qu’un conseil, une exhortation adressée par M. le préfet aux boulangers ; — et ceux-ci, dira-t-on, se garderont bien de s’y conformer. Nous ne le pensons pas. Le conseil parti de haut aura de l’influence ; cette information, entourée de toutes garanties, apprendra aux consommateurs ce qu’ils ont raisonnablement le droit d’exiger. En tout cas, avant de revenir, après vingt et un ans de liberté commerciale, à la taxe officielle, ne serait-il pas prudent d’essayer ce moyen terme ? Nous sommes convaincus que l’administration a tout le temps de tenter cet essai. Malgré la saison rigoureuse, malgré le chômage et la misère menaçante, nous oserons dire et nous essaierons de montrer que la taxe du pain n’est pas une mesure d’urgence ; car, dans les conditions économiques actuelles, elle ne peut apporter à la misère publique qu’un soulagement très faible, peut-être insignifiant.

Dans les réunions populaires, dans la presse, il a été assez peu parlé de cette mesure. Dans les assemblées animées des sentimens les plus démocratiques, la question a été étudiée avec calme, presque avec froideur. Aucune passion ne s’est mêlée au débat ; on n’a jamais parlé d’exploiteurs, d’accapareurs, et le mot : « affamer le peuple » n’a pas même été prononcé. L’étendard noir de Mlle Louise Michel, l’étendard de la croisade contre les boulangers, parait avoir été enfermé et oublié, comme l’héroïne qui le portait. Il y a là un phénomène assez curieux, assez imprévu. Si l’on en veut chercher les causes, il ne faut pas oublier l’extrême division du travail et du capital parmi les nombreux boulangers de Paris. Supposez toute cette industrie réunie entre les mains d’un petit nombre de capitalistes ; imaginez toute la boulangerie parisienne centralisée chez deux ou trois potentats du commerce, de même que le commerce des nouveautés a été centralise aux magasins du Louvre ou du Bon Marché, ou de même que la raffinerie a été absorbée par quatre ou cinq raffineurs, et la colère populaire se déchaînerait avec violence contre ces industriels qui réaliseraient des bénéfices excessifs sur un produit de première nécessité. Mais le boulanger est resté un petit négociant. Très souvent, c’est un ancien ouvrier économe qui est parvenu à acquérir un fonds. Il commit ses cliens de la classe ouvrière ; le plus souvent il mène à peu près la même vie qu’eux ; il leur fait crédit. Enfin il fait trop partie du peuple pour que la guerre aux boulangers soit très populaire. Ils le savent bien ; ils le savent trop