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cet étrange droit d’abroger, de supprimer ou de suspendre d’une manière subreptice, par un amendement de budget et des réductions de crédits, des institutions et des services publics établis, consacrés par des lois ? À ce compte, après les cultes, l’administration, la magistrature, l’armée, tout pourrait y passer ! Il en résulterait que la chambre, qui a la prétention d’avoir le dernier mot, n’enlèverait pas seulement au sénat ses prérogatives financières, elle lui déroberait par subterfuge tous ses droits législatifs. Le budget serait un moyen de dictature dans le parlement, un instrument d’anarchie dans l’état ! C’est là la question que les radicaux du Palais-Bourbon soulèvent et sur laquelle le sénat a maintenant à se prononcer à son tour.

Comment va-ton sortir de là ? Le sénat se résignera-t-il ou persistera-t-il dans ses premiers votes ? Tout finira bien, dira-t-on, le sénat se résignera. C’est possible. Qu’on ne se méprenne pas seulement sur le sens et la moralité de ces crises si gratuitement et si dangereusement provoquées. On pourrait dire aujourd’hui ce que M. Thiers disait dans un autre temps, en 1851, dans d’autres conditions, nous le voulons bien, mais dans une circonstance où un conflit s’était élevé entre le pouvoir exécutif et l’assemblée qui était alors unique et souveraine. « Lorsque deux pouvoirs en présence ont entrepris l’un sur l’autre, disait M. Thiers, si c’est celui qui a entrepris qui est obligé de reculer, il a un désagrément, c’est vrai, c’est juste ; mais, si c’est celui sur lequel on a entrepris qui cède, alors sa faiblesse est tellement évidente à tous les yeux qu’il est perdu… Il y a deux pouvoirs aujourd’hui dans l’état ; si l’assemblée cède, il n’y en a plus qu’un… le mot viendra quand on voudra, l’empire est fait ! » Après tout, sous des formes et sous des noms différens, c’est la même situation. Si le sénat résiste et maintient ses droits, c’est peut-être un désagrément pour la chambre, mais ce n’est qu’un désagrément ; s’il cède, il signe son abdication. La forme du gouvernement est changée, il n’y a plus qu’un pouvoir ; le mot viendra quand on voudra, la convention est faite !

La politique du temps est décidément pleine de surprises et il faut toujours s’attendre à de l’imprévu. Tandis que cette conférence de Berlin, imaginée par M. de Bismarck, arrive au bout de ses laborieuses délibérations et enrichit l’histoire diplomatique de nouveaux protocoles, de conventions nouvelles, même de la création d’un état nouveau du Congo dont le roi des Belges a les honneurs, les affaires de l’Europe ne sont en effet rien moins que simples et claires. Elles ont pris dans tous les cas pour un moment un tour singulier, presque menaçant, comme pour prouver une fois de plus qu’on n’est jamais sûr de rien là où toutes les règles du droit ont à peu près disparu, où il n’y a plus guère que ce qu’on appelait jadis les « jeux de la force et du hasard. » Le fait est que, depuis quelques jours, on a pu assister