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bienséances, la manifester davantage ? Et comment le ferait-elle sang perdre son charme propre ? C’est dans un demi-sommeil qu’à la un du roman le plus gracieux et le plus navrant de MM. de Goncourt, l’interne d’hôpital qui veille le corps de son camarade Damier voit passer Sœur Philomène, la sainte fille, qui vient dérober au chevet du mort une mèche de cheveux coupés pour sa mère : veut-on réveiller l’interne ? Exige-t-on que la religieuse confesse tout haut sa pitié ? Nous nous contenterons de voir passer de même Henriette Maréchal, d’un pied suspendu, à demi voilée. Quelques touches du peintre l’indiquent assez pour notre mémoire, et toujours nous la reverrons telle qu’elle apparaît à la fin, sur le seuil de sa chambre, en pure robe de laine blanche, un doigt sur la bouche, comme une chaste figure de silence. Elle fait peu de bruit, à coup sûr ; l’action qui se passe dans son âme est-elle, pour cela, moins forte ?

Henriette Maréchal, la mélancolique silencieuse, est aussi vraie que Renée Mauperin, la « mélancolique tintamarresque ; » elle est plus dramatique. Elle agit assez pour racheter par avance, devant le juge qui pèserait leur mérite et leur démérite, le crime de Julia de Trécœur. Celle-là aussi, qui aime le même homme que sa mère, mais qui l’aime d’un amour coupable, celle-là aussi parle peu ; et pourtant c’est par sa grâce que ce petit livre est un chef-d’œuvre. On fera remarquer, sans doute, que c’est un chef-d’œuvre du genre romanesque, où l’auteur par son commentaire supplée aux confidences de l’héroïne. Mais encore, si MM. de Goncourt, écrivant une pièce, nous font apercevoir par quelques mots, par quelques jeux de scène indiqués ou nécessaires, tout un caractère, toute une trame de passions, faudra-t-il leur reprocher la sobriété de ces moyens ? En vérité, je ne puis m’y résoudre ; tel quel et tout seul, le personnage d’Henriette, par la vérité de ses sentimens, par leur beauté, par leur rareté, par leur énergie, me ferait classer la pièce parmi les œuvres d’art : en est-il, de nos jours, une telle abondance au théâtre ?

Enfin, ce qui me fait écouter d’un bout à l’autre ce drame avec plaisir, malgré certaine banalité de deux personnages principaux, Mme Maréchal et Paul, malgré certaines réminiscences, malgré la disproportion de l’exposition, qui dure deux actes, et du reste resserré, après une lacune fâcheuse, en un seul ; malgré quelque gaucherie et quelque lourdeur de facture, trop aisément explicables chez des écrivains qui débutaient au théâtre ; malgré tout cela, ce qui me fait écouter Henriette Maréchal avec plaisir, c’est le style. Non que MM. de Goncourt eussent trouvé ou retrouvé du premier coup cette « langue littéraire parlée » qu’ils voulaient faire triompher sur la scène. Il y a, de ci de là, dans l’éloquence amoureuse de Paul, et aussi dans les plaisanteries des masques, et peut-être ailleurs, je ne sais quoi qui sent la