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sentimens, leur vérité nous satisfait, et même leur beauté, pourvu que nous soyons curieux de la vie plutôt qu’affamés de morale. Paul de Bréville, ce jouvenceau, aime tout de bon Mme Maréchal, comme Chérubin doit aimer dans le siècle d’Antony. Mme Maréchal lui rend cet amour, d’abord avec les hésitations, puis avec rattachement de cœur et de sens, enfin avec les remords d’une femme qui, après avoir vécu froidement dans le mariage, ne veut pas franchir le tournant de l’âge mûr sans avoir connu la passion. Maréchal et Pierre de Bréville, deux hommes vraiment hommes, nous plaisent par la qualité virile de leurs tendresses. Le premier reste « peuple » par la vigueur morale, et, à l’occasion, par la violence, encore plus que par la rudesse du langage et par la brusquerie des façons ; il n’approche l’âme de sa femme, cette fine bourgeoise, qu’avec les précautions d’un charron maniant la tige d’une fleur : n’est-il pas touchant, cet ouvrier, qui a fait son éducation de parvenu à épier le froncement de deux sourcils ?

Le pendant de Maréchal, dans le drame, c’est Pierre de Bréville, un Parisien cuirassé d’expérience, trempé par dix années de vie mondaine ; mais, s’il regarde son petit frère, « va te promener, le monde ! comme dit à peu près Figaro ; » Pierre de Bréville, pour chérir Paul, a le cœur aussi frais qu’à vingt ans. Ce n’est pas seulement sa philosophie dogmatique de Mentor boulevardier, exposée dans les couloirs de l’Opéra, c’est la sagesse émue de ce grave compagnon qu’il faut apprécier, au troisième acte, alors qu’il dompte Mme Maréchal par l’autorité de son amour fraternel. D’un bout à l’autre de la pièce, il court subtilement, cet amour, il la purifie toute, coloré de nuances variées et toujours justes. Il est d’abord léger, spirituel, puis attentif, et puis pathétique ; de camarade il se fait gardien, et de gardien il essaie de se faire sauveur ; badin ou grave, ou tragique, il est toujours protecteur et n’est jamais pédant. C’est bien ici l’œuvre de deux frères, des deux frères que l’on sait, dont le dernier a écrit cette mélancolique histoire de deux artistes jumeaux : c’est ensemble, hélas ! que les Zemganno faisaient leurs plus jolis tours ; c’est ensemble aussi que Pierre et Paul de Bréville séduisent notre pitié. Il sera beaucoup pardonné à Henriette Maréchal, — s’il y a beaucoup à lui pardonner, — parce que les auteurs, acclamés naguère par les champions de l’art « impassible, » ont communiqué à leur drame quelques-uns des battemens de leur cœur.

Mais de toutes ces figures, celle qui nous émeut le plus par la délicatesse de ses sentimens et par leur nouveauté, — aussi par leur force dramatique, — c’est Henriette : elle est à bon droit la marraine de la pièce. Elle est tout cœur, la pauvre fille : un cœur enfermé dans un vase fragile, dans une apparence de femme, dans une forme trop peu durcie pour la vie. Elle a vu Paul, encore malade, se promener sous