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sous le régime des corporations restreintes et de la petite industrie. Mais, de nos jours, comment espérer qu’un ouvrier perdu dans le sein d’une corporation qui comptera peut-être plusieurs milliers de membres portera un intérêt de propriétaire à des bâtimens dont il a aujourd’hui, par la générosité du patron, la jouissance gratuite dans beaucoup d’usines ? Comment se flatter qu’en cas de conflit, de grève menaçante (car c’est toujours là qu’il faut en venir, puisque ce sont les grèves qu’on veut éviter), la pensée de sa millième, peut-être de sa dix-millième part de propriété d’une école, d’un hôpital, d’une chapelle ou d’un titre de rente suffise pour faire taire ses griefs, fondés ou non, et pour désarmer son bras ? Il y a là une seconde illusion non moins forte que la première, et, pour dire toute ma pensée, se figurer qu’on pourra prévenir la misère, réconcilier les classes ennemies, rétablir la paix sociale, en un mot, sauver la France en la coulant tout entière dans le moule des syndicats mixtes avec comité d’honneur et patrimoine corporatif, c’est assurément la plus colossale chimère au service de laquelle des gens de cœur et de talent puissent dépenser leur temps et leurs forces.

Il m’en coûte de continuer cette discussion avec des hommes que je respecte et dont quelques-uns sont pour moi des amis. Mais il faut cependant pousser un pas plus loin et aller jusqu’au bout du dissentiment. Quel but se propose-t-on d’atteindre en poursuivant le rétablissement des corporations, et à quel mobile obéit-on ? Je n’insisterai pas sur cette conception encore assez mal définie, qui consisterait à faire des corporations ainsi rétablies la base de l’électorat politique, et à donner droit exclusif de représentation, non point à la capacité présumée, ni à la richesse acquise, mais à des intérêts spéciaux. L’idée n’est pas mûre ; dans le petit volume intitulé : Instructions sur l’œuvre, il n’en est même pas question. On pourrait donc la désavouer. Mais le mobile auquel on obéit est incontestablement celui-ci : l’horreur de la liberté et du libéralisme, j’entends la liberté et le libéralisme économiques, laissant politique et religion à part. Quand on dit libéralisme, c’est pour ne pas dire libéraux ; mais c’est bien contre eux qu’on porte l’anathème, tout en leur ouvrant les bras, puisqu’on ne veut plus leur laisser le choix « qu’entre le socialisme et la contre-révolution. » Peu s’en est fallu, au début, qu’on ne partit en guerre contre le principe même de la liberté du travail. Ce qu’on semblait vouloir, c’était la corporation fermée, obligatoire, et si les docteurs ne s’en étaient mêlés, si, dans une lettre qui a fait quelque bruit, M. Charles Périn n’était intervenu avec l’autorité de son savoir et sa connaissance des problèmes économiques, on se serait probablement placé sur ce terrain et on aurait entrepris une croisade