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ses Études sur la France industrielle) qui punissait des délits analogues à ceux que notre législation pénale atteignait autrefois avant la loi sur la liberté des coalitions. Paris avait sa grève des garçons boulangers, Lyon sa grève des ouvriers imprimeurs. Seulement ces contestations n’avaient pas le retentissement qu’elles ont de nos jours, où cent ouvriers ne quittent pas une fabrique sans que le télégraphe en porte la nouvelle d’un bout de la France à l’autre. Il y avait aussi les périodes de hausse exagérée des salaires, suivies de périodes de chômage : en un mot, tous les phénomènes économiques auxquels nous assistons de nos jours trouvaient leur place sous le régime de l’ancienne organisation du travail, parce que ces phénomènes sont inséparables de l’activité industrielle ; et s’ils étaient moins intenses, cela tient tout simplement à ce que moins intense aussi était la vie sociale tout entière ; mais c’est s’en tenir à la surface des choses que de ne pas les découvrir.

Au surplus, quels que fussent les avantages ou les inconvéniens de ce mode d’organisation du travail, une chose est absolument certaine, c’est que, dans les derniers temps de l’ancien régime, une notable partie des travailleurs vivait tout à fait en dehors de cette organisation. Depuis deux siècles, en effet, en regard de la corporation et souvent en rivalité avec elle, s’élevait la manufacture, création nouvelle de Sully, et première forme de la grande industrie, qui devait naturellement se développer avec des besoins auxquels la production de l’industrie moyenne ne pouvait plus suffire. Or quelle était la condition de ces manufactures ? C’étaient des institutions privilégiées qui vivaient en vertu d’une sorte de firman royal et qui avaient à leur tête tantôt un chef unique à la fois propriétaire et directeur, tantôt une société dont les membres déléguaient leurs pouvoirs à un administrateur salarié. Sous l’autorité de ce propriétaire ou de ce directeur se groupait une population ouvrière en nombre parfois considérable, dont l’existence dépendait uniquement de la prospérité de la manufacture. Ici, plus de corporation, plus de maison commune, plus de chapelle, plus de bannière, mais une organisation en tous points semblable à celle de la grande industrie moderne. En un mot, ce qu’on se plaît à appeler aujourd’hui le prolétariat était déjà né sous l’ancien régime, et c’est la condition de ces prolétaires d’autrefois qu’il faut comparer avec celle des prolétaires aujourd’hui. Quant à établir un rapprochement entre la vie des artisans qui appartenaient aux corporations et celle des ouvriers qui travaillent dans nos grandes usines, c’est comparer deux genres d’existence aussi dissemblables que peut l’être de nos jours celle du mineur d’Anzin, par exemple, et celle de l’ouvrier bijoutier de Paris. Or quelle était, il y a un siècle ou deux, la