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avec des passions exclusives, des guerres contre les croyances, et des apothéoses des agitateurs révolutionnaires de tous les temps. L’autre jour, les pouvoirs publics se sont dérangés pour une cérémonie de place publique. La chambre des députés s’est fait un devoir d’interrompre ses travaux ; M. le président de la république a envoyé ses représentans ; les ministres se sont rendus à la cérémonie. Tout ce monde officiel s’est mis en mouvement pour assister à l’inauguration d’une statue de M. Ledru-Rollin, élevée à la place où il y avait une statue de Voltaire, qui avait succédé à une statue du prince Eugène.

Fort bien ! Qu’est-ce que M. Ledru-Rollin ? Pourquoi lui élève-t-on une statue ? M. Ledru-Rollin n’a jamais été vraiment qu’une médiocrité gonflée et assez prétentieuse, qui n’a eu qu’une importance toute factice et éphémère, Il n’a certes mérité des statues ni par son éloquence, ni par les œuvres de l’esprit, ni par ses actions, ni par l’éclat d’une grande carrière, Il est, dit-on, l’un des fondateurs du suffrage universel, il l’a été dans tous les cas, avec bien d’autres, même avec un des chefs du parti légitimiste, M. l’abbé de Genoude, qui avait élevé le drapeau du suffrage universel bien avant le tribun révolutionnaire. Jeté un jour par le hasard des événemens, dans un gouvernement provisoire et au ministère de l’intérieur, M, Ledru-Rollin n’a montré au pouvoir que l’inconsistance agitée d’un politique à la fois violent et faible. Il n’a laissé qu’un souvenir de son passage dans les affaires de son pays : il a été un des auteurs de la révolution du 24 février 1848 contre un gouvernement demeuré jusqu’au bout dans la loi, et il a été aussi l’insurgé du 13 juin 1849 contre la république elle-même, Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, c’est là la moralité de la cérémonie ? sur ce piédestal, c’est la force qui triomphe ; cette statue, elle est élevée à l’esprit d’insurrection, et c’est l’esprit d’insurrection, c’est la force qu’on est allé l’autre jour honorer officiellement. On s’en serait passé, c’est bien possible ; on y est allé parce qu’on n’a pas osé se séparer du radicalisme, et c’est précisément parce qu’on subit ces complicités, parce qu’on a de ces héros, qu’on a tant de peine à être un gouvernement sérieux et une vraie majorité. C’est parce qu’on est bon gré mal gré enchaîné à la politique révolutionnaire qu’il n’y a que des réformes équivoques à l’intérieur et des entreprises incohérentes à l’extérieur.

A voir comment tout change et décroît ou s’altère au courant de ce siècle qui se précipite, on ne peut se défendre parfois d’un certain retour d’esprit vers d’autres temps qui ont eu sans doute eux-mêmes leurs troubles et leurs crises, leurs faiblesses et leurs ridicules, mais où il y avait aussi à travers tout l’ardeur des idées, la générosité des sentimens, le goût des conquêtes libérales et des plus nobles garanties publiques. On se reprend à interroger un passé déjà lointain, à compter tout ce que les années ont dévoré d’hommes et de