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d’aimables sceptiques, qu’une nature « immorale « est celle tout simplement qui comprend la morale autrement que nous, ou une nature si dangereuse, » celle qui met en péril les intérêts de nos passions et notre égoïsme. Mais les vraies et vieilles définitions en sont autres, et n’ont rien d’arbitraire. Une nature a immorale » est celle qui ne sent pas la nécessité, pour l’être faible ou vicieux que nous sommes, d’être toujours et constamment en garde contre les suggestions qui lui viennent de ce que l’on pourrait appeler son fonds d’animalité. Nous avons tous en nous les commencemens ou les semences des plus détestables passions, et tous nous sommes poussés par des instincts obscurs vers l’assouvissement des pires appétits. Être immoral, ce n’est rien de plus que lâcher la bride à ces instincts, proclamer qu’ils nous sont donnés pour être satisfaits, que c’est donc être dupe que de chercher à les vaincre ; mais aussi c’est remettre en question, dans chacun de nos actes, l’existence même de la société, qui n’est au fond qu’une assurance mutuelle que les hommes ont prise les uns contre les autres. Ai-je besoin de prouver que peu de natures ont été plus profondément « immorales » que celle du malheureux homme dont je parle, si peu de « réfractaires » ont réclamé plus insolemment que lui le droit d’être lui-même, sans mesure et sans borne ? Il ne s’agit plus ici de ce qu’il a fait ou de ce qu’il n’a point fait ; — nous dépendons trop des circonstances pour que nos actes seuls suffisent à fonder un jugement sur nous ; — il s’agit de ce qu’il eût voulu faire si l’occasion, si la fortune, si nos destins l’eussent permis. Or, il nous a lui-même raconté son existence à peu près tout entière, et quoi qu’il ait pu rêver de honteux ou de coupable, on ne voit pas qu’il ait un seul instant hésité sur son droit de le faire. De toutes les formes de l’immoralité, si ce n’est pas la pire, elle en est du moins bien voisine ; j’en connais de plus dégradantes, mais non pas de plus complètes ni de plus redoutables : se prendre soi-même comme l’on est, avec ses défauts, avec ses vices, et n’hésiter jamais, pour aucune considération que ce puisse être, à les diviniser en les satisfaisant. Jacques Vingtras s’est peut-être su gré d’avoir écrit l’Enfant comme d’un acte de courage, et en tout cas, pas une heure, pas une minute il n’a cru qu’il lui fût interdit de l’écrire. En effet, qu’importait le reste, — le reste, c’est-à-dire tout ce qui rend le souvenir du père ou de la mère sacrés à leur enfant, — du moment qu’il avait son amour-propre à venger, ses rancunes à évacuer et sa bile à vomir ?

Ajoutez maintenant qu’aucune qualité n’a compensé ses vices, et c’est en bon français ce qu’on appelle une mauvaise nature : celle où manque, en même temps qu’une volonté droite qui discipline et qui dompte l’instinct, l’idée qui l’utilise, en le détournant, comme on fait des forces physiques, vers un but meilleur et plus noble qu’il n’est lui-même.