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contiennent tout un traité sur la philosophie du bonheur, et on y chercherait vainement un mot qui soit de nature à compromettre la mémoire d’un philosophe. C’est intéressant, c’est instructif, c’est quelquefois édifiant ; Mme de Humboldt aurait pu tout lire sans trouver de quoi se scandaliser ou se gendarmer.

Au surplus, pendant les vingt années qu’a duré cette correspondance, on ne s’est revu que deux fois, un jour à Francfort, en 1817, puis à Cassel, en 1828. Charlotte avait alors cinquante-neuf ans, Humboldt en avait soixante et un. La lettre par laquelle il annonce sa visite n’est point celle d’un amoureux ; il avait le pouls bien tranquille en l’écrivant. « Je suis heureux, ma chère Charlotte, de pouvoir vous dire que nous avons modifié notre plan de voyage et que nous passerons par Cassel. Je me réjouis beaucoup de vous voir, ne fût-ce qu’une heure ou deux. Si j’arrive assez tôt, je serai chez vous le soir de ce même jour ; s’il est trop tard, je vous verrai le lendemain ; si je reste le jour suivant, je vous ferai deux visites, » En définitive, il n’en fit qu’une : « Si vous aviez demeuré plus près, j’aurais passé encore une demi-heure auprès de vous ; mais c’était impossible. Je suis charmé de vous avoir vue dans votre maison, dont je garde une impression fort agréable. » Ce sont là des sentimens qu’on peut avouer à tout l’univers, et pourtant Humboldt se serait cru perdu si ses proches, ses amis, son secrétaire, avaient eu connaissance de sa très innocente et très philosophique intrigue. Il n’en ouvrit jamais la bouche à qui que ce fût. Pour mieux dérouter son monde, il poussa l’abus des précautions jusqu’à faire écrire une fois pour toutes l’adresse de ses lettres à Charlotte par un maître d’école des environs de Tegel. Muni de cette provision d’enveloppes, qu’il emportait dans ses voyages, il se sentait rassuré contre les indiscrétions de la poste. Il y a des gens qui ont la fureur du mystère et pour qui le bonheur suprême est d’avoir quelque chose à cacher.

Il faut tout dire. Si Humboldt ne ressentait plus pour Charlotte qu’une amitié tout à fait tranquille, elle lui avait inspiré dans sa jeunesse un sentiment beaucoup plus vif. On ne risque pas de se tromper en affirmant qu’il en avait été fort amoureux, pas bien longtemps, pendant trois jours. C’était en 1788. Comme il étudiait à Goettingue, la curiosité L’avait amené à Pyrmont, lieu d’eaux très fréquenté. Il y rencontra à table d’hôte une jeune fille d’une beauté accomplie, éblouissante, adorable. Rien n’égalait, parait-il, la fraîcheur de son teint. Son charmant visage ; était encadré par d’abondans cheveux blonds ; ses yeux bleus ont eu jusque dans sa vieillesse le don d’attirer les hommes et de les étonner. C’était la fille du pasteur de Lüdenhausen, village de la principauté de Lippe-Detmold.

Les filles de pasteurs sont beaucoup mieux traitées dans la littérature allemande que les filles de professeurs. Il ne faut pourtant pas