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les côtes de l’Amérique ; Saigon et Kelung, si nous y restons, dans les mers de Chine ; Taïti avec le port de Phaéton près de Taravao, dans le Pacifique, seraient ces centres d’action. On n’aurait pas besoin de les entourer de fortifications. Nos cuirassés transformés, nos flottilles de petits bâtimens tour à tour offensifs et défensifs, veilleraient mieux que de coûteuses forteresses, qui n’existent nulle part et qu’il faudrait construire, à la garde de nos trop rares dépôts de charbon qu’on devrait multiplier partout. Ce seraient là les mesures premières, immédiates, et comme le prologue de notre réorganisation maritime. Mais, ceci fait, cette réorganisation ne devrait pas être retardée d’une minute. Quelques modifications qu’on leur impose, nos cuirassés ne peuvent servir qu’un temps bien court. A l’avenir, pour tenir les mers, ou du moins pour y tenir la place d’une grande nation, on devra y lancer des flottilles légères appuyées sur des transports rapides et des croiseurs indépendans, des enfans perdus de la guerre maritime qui écumeront sans merci les routes du commerce, tandis que, sur les côtes, des canonnières et des torpilleurs accompliront alternativement leur œuvre de protection et de dévastation.

Il n’est que temps d’aviser. Nous sommes déjà en retard sur les autres nations. L’Allemagne, la Russie, l’Autriche, l’Italie, l’Angleterre, sont sur le point de nous dépasser. Et le jour où elles l’auraient fait, notre avenir pourrait être mis en jeu. Nous avons marché en aveugles il y a treize ans vers une catastrophe militaire ; des marins éclairés, convaincus, dont je m’honore d’être le disciple et l’interprète, les premiers par le caractère et par l’intelligence, nous affirment que si nous n’y prenons garde, que si nous nous obstinons dans l’infatuation d’une supériorité navale illusoire, nous nous exposerons à une catastrophe maritime plus cruelle peut-être et plus irréparable. La voix de ces hommes, qui ne combattent que pour la vérité et pour la patrie, mérite de passer au-dessus des clameurs politiques et d’être entendue de la France ; car c’est son salut, son existence même comme grande nation qui sont en cause, et quelques mois d’endurcissement ou de défaillance suffiraient à les compromettre pour toujours.


GABRIEL CHARMES.