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n’a plus de clés, toutes ses portes sont ouvertes. Nos petits bateaux, nos canonnières, nos croiseurs rapides, nos transports n’hésiteraient pas une minute à traverser la nuit, à toute vitesse, le détroit de Gibraltar sans rien craindre des canons anglais, et quant au canal de Suez, peut-on dire sérieusement que les canons de Malte nuiront à sa liberté ? Aller attaquer Malte et Gibraltar serait donc, pour une escadre, une entreprise presque aussi inutile qu’aventureuse ; mais ce qui la rendrait plus qu’aventureuse, ce qui la rendrait absurde, c’est de la tenter à l’aide de cuirassés, a l’idée de faire un navire bon à tout, a dit très justement M. Gougeard, se traduit par bien des symptômes. La préoccupation des constructeurs a été encore de le mettre en état d’attaquer les fortifications. Ses canons de tourelles ont un champ de tir calculé de manière à pouvoir battre des forts situés à plus de 400 mètres d’altitude. N’est-ce pas insensé de vouloir se servir, pour bombarder un fort, d’un navire coûtant 20 millions, dont une des qualités maîtresses, la vitesse, ne trouve là aucun emploi, et qui peut être exposé par le feu d’un gros canon bien placé à des sévices incalculables[1] ? » C’est l’évidence même. Qu’on se rappelle les « sévices » subis par les bâtimens anglais du fait de ces pauvres artilleurs égyptiens ou ceux du La Galissonnière sous les boulets des Chinois, et l’on n’aura pas de peine à concevoir les désastres absolument certains auxquels s’exposerait une escadre de cuirassés qui se mesurerait de gaîté de cœur aux grandes places fortes maritimes de l’Angleterre ou de l’Allemagne. Les gardes-côtes cuirassés, espèces de parcs de siège flottans, tels que le Vengeur et le Tonnerre, ne seraient pas mieux traités. Gardes-côtes cuirassés et cuirassés auraient à compter également avec la torpille, qui leur ferait courir des dangers plus grands encore que la grosse artillerie des forts. Ils ne pourraient s’approcher du rivage sous peine de heurter une torpille de fond, comme ce bâtiment russe qui, dans les grandes manœuvres de cette année, a fait manquer ainsi le siège de Cronstadt. Mais, à distance même, ils ne seraient point en sûreté. Nous avons assez longuement expliqué combien, dès les premiers coups de canon du bombardement, l’escadre assiégeante et les forts assiégés seraient obscurcis par la fumée. Les torpilleurs s’avanceraient donc contre les cuirassés, cachés, comme les dieux antiques, dans un nuage, invisibles comme eux, jusqu’au moment de surgir, comme eux encore, avec l’éclair et l’éclat de la foudre. C’est ce qu’ont très bien compris les Anglais ; tous leurs journaux ont déclaré, après le siège d’Alexandrie, qu’on y avait eu de la peine à continuer le tir des cuirassés, tant on était

  1. M. Gougeard, la Marine de guerre, son passé et son avenir