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leurs seigneurs, soit d’anciens propriétaires saxons, — il y en avait beaucoup avant la conquête, surtout dans les comtés de l’Est, — qui, rentrés en grâce, après un temps, auprès des nouveaux maîtres du sol, avaient recouvré la liberté et une partie de leurs terres. Plusieurs documens du XIIe siècle nous montrent ces Saxons en excellens rapports avec les hommes libres et les barons normands, unis à eux par des mariages, et de bonne heure s’élevant eux-mêmes au rang baronnial[1]. La classe des propriétaires libres non nobles avait donc ce qui lui manquait en France : le nombre, la masse, la consistance. Un des signes de son importance est que c’est elle qui a fourni, dès l’origine, le principe de la classification des personnes. Bracton, légiste anglais du XIIIe siècle, ne distingue que deux conditions personnelles : la liberté et le vilenage. Les autres distinctions ne sont pour lui que des subdivisions sans importance juridique. A peu près à la même époque, le légiste français Beaumanoir[2] partage le peuple en trois classes : nobles, hommes libres, serfs. Les hommes libres, ici, n’étaient guère que des bourgeois. Ceux qui vivaient dans les campagnes avaient grand’peine à ne pas déchoir de leur condition ; ils n’échappaient à un changement d’état qu’en allant demeurer dans les villes.

La classe des propriétaires libres non nobles formait donc un corps puissant, capable d’attirer à lui la classe immédiatement supérieure, celle des chevaliers, et de l’absorber ou de s’y absorber, si les circonstances diminuaient l’écart de l’une à l’autre.

Co rapprochement ne se fit pas attendre ; les fiefs des chevaliers, qui étaient d’abord d’une étendue assez considérable, se morcèlent fréquemment dès le XIIe siècle. On les partagé principalement pour l’établissement des filles et des puînés. Cela devient d’un usage si fréquent que le législateur est forcé d’intervenir. La grande charte (édition de 1217) défend d’aliéner les fiefs dans une mesure telle que ce qui reste ne suffise plus pour répondre des charges attachées à la tenure militaire. Un peu plus tard, on rencontre des propriétaires de fractions de fief, qui demandent qu’on n’impose pas à chacun des possesseurs partiaires les charges de la totalité. C’est encore un symptôme de la division croissante de la propriété. En 1290, le législateur abolit les sous-inféodations, et, à cette occasion, consacré, pour tout homme libre qui n’est pas vassal immédiat du roi, le droit de vendre tout ou partie de sa propriété, même sans le consentement de son seigneur[3].

  1. Dialogue de l’échiquier.
  2. Hallam, l’Europe au moyen âge, III, p. 101.
  3. En 1327, le droit d’aliéner est étendu même aux vassaux immédiats da roi. (Stubbs, II, 370.)