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s’arrêter à cette ligne de partage. Attachés de bonne heure à l’activité supérieure du conseiller public et de l’homme d’état, ils ne franchiront pas l’enceinte d’une assemblée de dignitaires, ils ne descendront pas au reste du baronnage et celui-ci, rejeté par comparaison vers la classe immédiatement inférieure, ne tardera pas à se confondre et à se niveler avec la masse des hommes libres[1].

On a dit avec raison que l’égalité devant le juge et devant le percepteur a existé en Angleterre, dès le XIIIe siècle, entre tous les laïques, moins un petit nombre de pairs et quelques serfs. Cette « isonomie, » comme l’appelle Hallam, a une cause facile à découvrir. C’est précisément cette pairie très peu nombreuse qui, constituée de bonne heure en corps politique, a fait pour ainsi dire écluse, a retenu les inégalités à son niveau et les a empêchées de se répandre sur toute une caste disséminée dans la nation. En France, la féodalité était, dès le principe, trop diffuse et trop divergente pour que ses chefs eussent le pouvoir ou même la pensée de former auprès de la royauté un groupe supérieur associé au gouvernement ; la qualité de noble et ses avantages, ne pouvant pas se fixer sur cette haute prérogative politique, n’ont trouvé où se poser que sur la condition banale de la naissance et de l’extraction. N’ayant pas été appropriés dans les hautes régions, ils se sont communiqués indistinctement à tout le baronnage. Ils l’ont séparé et isolé tout entier de la masse nationale. C’est faute d’une aristocratie politique concentrée qu’il y a eu chez nous une noblesse de sang dont les privilèges, attachés au nom patrimonial et passant à tous les enfans, se sont multipliés avec les branches puînées et ont pesé d’un poids sans cesse accru sur tout le peuple. L’idée très particulière que les Anglais se sont formée de la qualité de noble les a préservés d’une pareille calamité. Or, cette idée n’aurait pas été dégagée et mise en relief, si leur haute féodalité ne s’était pas incorporée, très anciennement, en un conseil politique. Là est la cause essentielle qui, en resserrant pendant deux siècles la base sur laquelle la classe supérieure pouvait faire reposer son titre, a fondé l’égalité des droits pour tout le reste du peuple[2].

  1. On sait qu’en Angleterre la noblesse est limitée à quelques centaines de personnes siégeant dans une chambre ; l’hérédité nobiliaire étant fondée, non sur la transmission du sang, mais sur la transmission de l’office public, l’aîné seul hérite de la noblesse, tête pour tête. Les autres fils, sauf quelques droits de préséance, n’ont rien qui les distingue des autres citoyens.
  2. On sait qu’en 1789 le projet de constituer une chambre de hauts dignitaires provoqua les plus vives résistances dans le corps entier de la noblesse française et surtout chez les hobereaux. Ils sentaient d’instinct qu’ils seraient comme déclassés dans leur caste par cette distraction d’une aristocratie politique et qu’ils ne tarderaient pas à retomber au même rang que les roturiers. Plus tard, en 1814, M. de Villèle se faisait l’organe du même sentiment lorsque, critiquant l’institution d’une chambre des pairs héréditaire, il demandait où étaient en France ces doux cents existences assez supérieures aux autres pour qu’on pût les placer à cette hauteur. Ce serait, ajoutait-il, supprimer la noblesse, au profit des deux cents familles qui seraient choisies. Ce qu’il redoutait comme une calamité est précisément ce qui s’est fait dès le moyen âge, de l’autre côté de la Manche, et ce qui a fondé chez nos voisins l’égalité civile et politique.