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a changé de face ; le mirage d’un succès si facile s’est brusquement évanoui. La ville de Khartoum, où l’on croyait entrer sans coup férir, s’est trouvée être déjà aux mains du mabdi ou de ses partisans. Gordon n’avait envoyé personne au-devant de ses compatriotes ; les bateaux apparus si à propos n’étaient qu’un piège. Le colonel Wilson, au lieu de débarquer en victorieux à Khartoum, a été reçu à coups de fusil, et il n’a eu que le temps de redescendre le Nil sous le feu des deux rives. Il est allé échouer sur une petite lie, où il a eu à se défendre en attendant d’être secouru et dégagé par lord Beresford.

Comment tout cela est-il donc arrivé ? Là commence le mystère. Que les Anglais se soient laissé abuser, qu’ils se soient avancés avec quelque témérité en croyant trop aisément à ce qu’ils désiraient, cela parait hors de doute : l’aventure de sir Charles Wilson les a remis brusquement en face de la réalité et de l’inconnu. La ville de Khartoum était-elle depuis quelques semaines déjà aux mains du mabdi ou n’a-t-elle été enlevée que tout récemment à l’approche des Anglais ? On ne le sait pas encore. Gordon est-il le prisonnier du faux prophète du Soudan, ou bien a-t-il péri en combattant ? A-t-il été trahi au dernier moment par ses auxiliaires et s’est-on servi de son nom pour attirer dans une embûche les soldats de lord Wolseley ? On ne le sait pas davantage jusqu’ici, on ne parait pas le savoir même au camp anglais, et on le sait encore moins à Londres, où toutes les versions sont livrées heure par heure à la curiosité ardente d’une opinion violemment émue. Ce qu’il y a de clair, c’est que les derniers incidens révèlent une situation passablement critique. D’un côté, le mahdi, dont les Anglais ont rencontré et culbuté une avant-garde à Abou-Klea, est désormais maître de Khartoum, étendant son influence sur les deux rives du Nil, disposant de forces probablement considérables, de soldats certainement intrépides qui portent au combat leur fanatisme religieux. D’un autre côté, les Anglais semblent singulièrement aventurés et peu en mesure de faire face à une situation devenue périlleuse. La colonne Stewart, avec son contingent de quinze cents hommes diminué par le feu ou par les maladies, reste campée à Gubat sur le Nil et va avoir quelque difficulté à se maintenir. Le général Earle, remontant lentement et péniblement le Nil, est encore assez loin, et il vient d’avoir à livrer un combat où il a perdu la vie. Le général en chef, lord Wolseley, est toujours à Korti avec ses réserves, dont il ne peut se servir qu’avec prudence. Ces divers groupes, déjà faibles par eux-mêmes, sont de plus séparés par de longues distances. Ainsi, Gordon mort ou prisonnier, Khartoum, la capitale du Soudan au pouvoir de l’ennemi, le mahdi retrouvant son prestige dans les tribus du désert par les derniers événemens, les Anglais n’ayant pour tenir tête à l’orage que des forces insuffisantes, et ne pouvant ni reculer ni avancer, voilà la vérité. C’est la situation qui n’avait pas été