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voir, — il regarde, et, en regardant, il s’imagine un monde. Il nous communique sa sensation ; elle diffère plus ou moins de la nôtre : si elle n’en diffère que peu, elle nous parait équitable ; si elle en diffère beaucoup, elle nous parait, selon les cas, optimiste ou pessimiste. Optimiste, équitable ou pessimiste, elle a des chances diverses de nous plaire, surtout communiquée dans un théâtre. Optimiste, elle y séduit presque tous les hommes, qui n’accourent là que pour se délasser et se consoler de la vie ; équitable, elle agrée encore à beaucoup, en confirmant leur expérience ; pessimiste, elle ne saurait plaire qu’au petit nombre, à quelques esprits chagrins, ou simplement courageux, qui ajoutent volontiers à leurs connaissances, si affligeant qu’il soit, ce renfort d’instructions sur la réalité. M. Feuillet a son microcosme ; M. Theuriet a le sien ; M. Becque, nous allons le voir, en a un troisième. Celui de M. Feuillet agrée à tout le monde, sinon à quelques fâcheux qui chicanent contre leur plaisir ; celui de M. Theuriet agrée encore à beaucoup ; celui de M. Becque,.. mais ce qu’il advient de M. Becque, nous le saurons tout à l’heure. Récapitulons les chances et les bénéfices des deux autres.

M. Feuillet, sur la scène du monde, aperçoit au premier plan des héros, qui sont pourtant des hommes et qui nous permettent de nous associer à leur fortune. Ils sont des héros, et par droit de naissance et par droit de conquête ; ils ont reçu au berceau des dons gracieux qu’ils nous communiquent ; ils soutiennent jusqu’à la victoire une lutte dont nous partageons l’honneur. Quoi de plus désirable qu’un tel divertissement pour achever une journée consacrée au travail, aux soucis du négoce ou de l’ambition, voire même à l’oisiveté ? Celui qui nous l’offre est le bienvenu : il a partie gagnée. M. Theuriet, sans être armé des mêmes avantages, n’est pas encore à plaindre : il a plus d’un atout dans son jeu. Les personnages que son œil perçoit et qui s’y reflètent, sans être des héros, sont des hommes à peu près tels que nous ; au moins pouvons-nous, à l’occasion, nous contenter de leur sort. Condition ordinaire, vertu ordinaire, aventures ordinaires, voilà leur signalement et leur histoire, et les détails seuls de leurs caractères et de leurs mœurs sont particuliers. Nous les suivons d’une sympathie moins ardente, mais encore fidèle ; nous nous plaisons à louvoyer familièrement avec eux, après avoir mis toutes voiles dehors chez M. Feuillet. Après les éblouissemens d’une féerie, quoi de mieux, pour se reposer la tête et se rafraîchir les yeux, que de se mettre à la fenêtre et de regarder les passans ? C’est peut-être un plaisir dont tous les spectateurs ne se soucient pas ; il est pourtant accessible à beaucoup. Je le prise fort, pour ma part : on va voir que j’en goûte bien d’autres !

Ce n’est pas de l’Ile aux corneilles que je veux parler, — un badinage curieusement rimé par M. d’Hervilly, qui précède les Deux