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nous doutons qu’un sentiment secret anime le bon sens de notre homme. Cependant son frère, par acquit de conscience, fait la demande ; Laurence la repousse. Nivard s’échappe pour cuver son fiel ; les deux Barbeaux restent seuls. Ils s’approchent de la table où Laurence a dressé le couvert : Germain l’a aidée tout à l’heure, et les gestes de cet ours s’amollissaient pour cette tâche. Cependant l’un et l’autre, au lieu de s’asseoir et de manger le potage, se prend à rêver : la place de tante Lénette, entre les deux, n’est-elle pas vide ? Ils remuent des souvenirs de leur enfance, ils s’attendrissent. Allons, ce potage ! .. Il est froid et manque de sel ; Germain rejette sa cuiller avec mauvaise humeur. Qu’y a-t-il ensuite ? Du bœuf à la mode : il est brûlé. Des œufs à l’oseille : c’est le seul plat qu’Hyacinthe ne souffre pas. Et ce matin, pour trouver un mouchoir, Germain a dû bouleverser plusieurs piles de linge dans l’armoire, et Hyacinthe passer toutes ses chemises en revue pour en découvrir une qui eût ses boutons. Ah ! oui, la place de tante Lénette est vide ! « Sais-tu, s’écrie Germain comme inspiré, il faut une femme pour la remplir. — Une mercenaire qui nous volerait ! — Non pas ! » Et, avec un feint effort de courage, par un stratagème ingénu, Germain lâche cette parole : « Il faut qu’un de nous se marie ! — Avec qui ? — Pourquoi pas avec Laurence ? » Alors un débat comique et touchant : lequel des deux se mariera ? « Moi, les femmes me font peur. — Et moi je les épouvante. » Hyacinthe s’effraie tout de bon ; Germain fait des façons pour se dévouer, il pousse l’artifice jusqu’à proposer de laisser décider le sort ; Catherinette, mandée exprès, tire du chapeau d’Hyacinthe le nom de Germain : le voilà plus fier, plus heureux qu’un conscrit qui arbore son numéro à sa casquette. Mais Laurence va-t-elle consentir ? Elle consent. Elle a de l’amitié pour Germain, il a de l’amour : par l’alliance de l’un et de l’autre, ce sera bien le diable si le bonheur ne s’établit pas dans la maison des Deux Barbeaux.

Le diable, nous le savons, il est au logis ; il est jeune, il a de bonnes manières, et toute une bibliothèque de romans choisis à prêter. L’action qui va suivre, même un spectateur qui n’aurait pas lu le récit, pourrait la deviner : elle n’est pas des plus rares, et l’auteur l’eût-il inventée, ce n’est pas là cependant que résiderait son mérite. Après avoir décoré à la parisienne le vieux salon provincial, après avoir relégué au bureau les paperasses d’Hyacinthe et la pipe de Germain, Laurence s’ennuie : Xavier se présente pour la distraire. Elle a le cœur inoccupé : il s’offre à le remplir de joies défendues. Elle consent à des promenades sentimentales : il veut porter plus loin ses avantages. Cependant elle se rappelle à temps son devoir, elle repousse le tentateur ; elle lui refuse un rendez-vous. Il ne se tient pas pour battu : à l’heure dite, il se glisse par une porte ouverte, il se jette aux pieds de Laurence. Germain, prévenu par une lettre anonyme de Nivard, le