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grands fleuves alimentés par les massifs des Alpes, ne pourrait-on pas songer un jour à traverser l’Europe dans les deux sens par deux grandes voies maritimes qui uniraient la Mer du Nord à la Mer-Noire, la Baltique à la Méditerranée ? En jetant un coup d’œil sur la carte d’Europe, on reconnaît que ce rêve n’a rien d’absolument irréalisable ; car de profondes coupures, de grands affaissemens jalonnent le tracé de ces canaux, et le Rhin aux allures indécises à la sortie des montagnes, penchant vers le Danube par le lac de Constance, vers le Rhône par la trouée de Belfort, paraîtrait indiqué pour alimenter leurs biefs de jonction.

L’heure présente est sans doute mal choisie pour présenter, même comme une éventualité des plus lointaines, la réalisation d’une entreprise en somme moins colossale que ne l’était à nos yeux celle du réseau actuel de nos chemins de fer, il y a à peine un demi-siècle. Ce sont moins les difficultés matérielles que les divisions politiques qui longtemps encore empêcheront d’y songer. Mais un jour viendra, il faut l’espérer, où, de manière ou d’autre, par la force matérielle ou par la persuasion morale, se réalisera enfin cette autre utopie qu’un de nos plus grands rois caressait déjà il y a près de trois siècles. Après avoir répudié tant de glorieuses traditions de notre passé, puissions-nous du moins conserver pieusement l’héritage de la dernière pensée d’Henri IV, qui devrait être notre programme politique, ce que la doctrine de Monroë est pour les Américains, le testament de Pierre le Grand pour les Russes. Comme un heureux présage du rôle important que nous aurons à jouer dans ce groupement futur, si ardemment désiré, de tous les peuples de l’Europe en une seule famille, ne craignons pas d’entreprendre ce premier tronçon du canal du Rhône. Qu’il soit pour nous comme un spécimen d’expérience devant déterminer les conditions pratiques dans lesquelles l’œuvre que nous aurons ébauchée pourra être un jour complétée par la grande république chrétienne.


A. DUPONCHEL.