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pays le plus libre du monde, pour maintenir l’unité nationale entre les deux moitiés d’un peuple que la contrainte seule a réussi à retenir ensemble ? Quiconque envisage simplement les faits trouve la violence à l’origine de toutes les formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus bienfaisantes. Aussi faut-il conclure en dépit des principes que « l’unité se fait toujours brutalement ; la réunion de la France du Nord et de la France du Midi a été le résultat d’une extermination. » Quant à l’unité nationale de l’Allemagne, si longtemps rêvée par ses précurseurs dans le domaine de l’idée pure, avant d’arriver à se réaliser en fait, elle doit aussi sa consécration définitive à un acte de violence, ces questions se décidant seulement par le fer et le sang, selon le mot du prince de Bismarck jeté à la face des états de l’ancienne Confédération germanique, dix ans avant le couronnement de l’empereur Guillaume à Versailles et la conquête de l’Alsace-Lorraine.

L’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’empire allemand inspirait la conférence récente où, devant un auditoire ému, M. Renan indiquait en Sorbonne le vœu des nations comme condition de l’unité nationale. Oh ! si le sentiment public, en France, sanctionne ce mouvement généreux, celui-ci trouve un écho plus retentissant encore dans la poitrine des populations annexées. Qui ne conserve le souvenir de la protestation, indignée et douloureuse tout à la fois, élevée par les représentans du pays conquis contre la cession de leur territoire, la dernière fois où ils ont paru à l’assemblée nationale française, comme au jour de leur entrée au Reichstag allemand ? Qui ne sait avec quel élan enthousiaste les Alsaciens-Lorrains se sont prononcés pour le maintien de leur nationalité française, en vertu de la faculté d’option concédée par le traité de Francfort, alors pourtant que la plupart se sont trouvés liés par leurs conditions, d’existence au sol cédé ? Parmi ceux qui ont eu un jour pour patrie la France, nos vainqueurs ne trouveront jamais une seule voix pour approuver ce fait accompli de la conquête, malgré la communauté d’origine et de langage, malgré les traités. C’est que l’Alsace et la Lorraine ont lutté avec la France pour assurer le règne de l’égalité civile et de la liberté politique, alors que les états monarchiques de l’Europe ne reconnaissaient, sous le régime du droit divin, que des castes et des privilèges, des sujets au lieu de citoyens. Un héritage de gloire dans le passé, dans l’avenir un même but et une volonté commune ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que les douanes, communes et des frontières conformes aux idées, stratégiques, ce que les hommes avancés en civilisation comprennent en dépit des différences de langue et de race. Devant ces vérités désormais incontestées, on ne peut méconnaître toutefois le fait historique, également incontestable, de la formation