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de ferme qu’il met en scène, plantés entre des pots cassés et de vieux balais d’écurie, exhalent un vague parfum de fumier. Gotthelf pourrait prendre pour devise ce vers d’un poète réaliste de l’antiquité :


Hominem pagina nostra sapit…


Notre page sent l’homme. La crudité de son langage fait penser à nos écrivains de l’école naturaliste ; mais il en diffère absolument d’esprit et de tendance. Loin de chercher ses inspirations dans le matérialisme et le pessimisme, il ne flatte la bassesse du goût populaire que pour corriger les passions mauvaises, prêcher une morale rude et répandre le Décalogue. Ses nouvelles sont autant de paraboles tirées, comme celles de l’évangile, de la vie rustique. On y trouve un vif sentiment de la nature alpestre, et la langue, mêlée de patois suisse, a les qualités de simplicité et d’énergie des dialectes populaires : mais Gotthelf manque de goût, non pas tant à cause de la vulgarité de ses personnages, que par un constant souci de prédication. On peut rapprocher de son œuvre celle de Berthold Auerbach, le délicat conteur de la Forêt-Noire : Auerbach moralise également à sa façon ; au lieu d’un verset de l’évangile, c’est une proposition de Spinoza qui servirait d’épigraphe à chacune de ses œuvres. Dans ses procédés réalistes, M. Gottfried Keller se rattache plus étroitement à Jérémie Gotthelf, bien qu’il soit étranger à toute préoccupation religieuse ou métaphysique, car si l’auteur des Gens de Seldwyle est un moraliste, c’est à la façon des satiriques.

Qu’est-ce donc que Seldwyle ? « Ce mot signifie dans l’ancienne langue un endroit délicieux et inondé de soleil : la petite ville de ce nom est, en effet, située quelque part en Suisse, son vieux corset de murailles et de tours l’enserre comme il y a trois cents ans, mais elle se trouve heureusement située, au milieu des campagnes verdoyantes, au midi, à l’abri du moindre vent âpre ; aussi d’assez bonnes vignes croissent-elles autour du vieux rempart, tandis que plus haut sur la montagne, des forêts s’étendent à perte de vue. » Si l’on contemple la petite ville des hauteurs avoisinantes, comme elle paraît paisible et poétique, avec ses horizons dormans ! Pourtant elle est peuplée de philistins aux sentimens bas, aux pensées mesquines et plates :


Below me there is the village, and looks how quiet and small,
And yet bubbles o’er like a city, with gossip, scandal and spite[1].
  1. Tennyson, Maud.