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les plus jaloux de l’unité nationale de tous les sujets de l’empire. Toutefois, malgré la communauté de la langue, l’œil noir étincelant, les sourcils et les cheveux bruns, le tempérament vif des descendans des huguenots réfugiés accusent au premier abord leur sang français. Quant aux paysans wendes du Spreewald, le craniomètre des anthropologistes décèle dans la largeur de leur face un caractère propre aux races slaves. L’unité de langage n’implique donc pas l’unité de race ni use communauté d’origine propre à caractériser une nation.

Qu’est-ce qu’une nation d’ailleurs ? Cette question se pose et exige une réponse avant de pénétrer plus avant dans l’étude de l’association politique formée par la population de l’empire allemand. L’idée de nationalité, claire en apparence, prête aux malentendus les plus graves. Tour à tour, les hommes qui ont voulu la définir ont invoqué la communauté de langage et la communauté de race ou d’origine comme caractère essentiel et distinctif de la nation. Or, d’une part, nous venons de le reconnaître, l’unité de langage n’implique pas une descendance commune pour les populations qui manifestent cette unité. Et, d’autre part, confondre la nationalité avec la race, en attribuant aux groupes ethnographiques une souveraineté analogue à celle des états constitués existant réellement, c’est tomber dans une grave erreur. Ce que nous entendons par nation, dans le sens moderne, n’a pas existé dans le monde antique. Ni l’Egypte, ni la Chine, ni aucun des grands empires disparus dont nous savons l’histoire, n’a constitué une nation. La nation, telle que nous l’entendons, est une association d’hommes vivant sous un gouvernement commun, avec l’exercice de droits égaux, et soumis aux mêmes obligations. Aucun empire de l’antiquité n’a reconnu des droits à ses sujets.

D’après son étymologie, le mot latin natio signifie horde, tribu. Si la tribu ou la horde primitive a concédé à ses membres l’usage de certains droits, ces droits n’apparaissent bien définis que dans les cités de la Grèce ancienne. Athènes, Sparte, Sidon, Tyr, ont été des centres d’admirable patriotisme, dont Rome offrit à son tour des exemples éclatans. Avec la liberté surgit l’amour de la patrie. Point de patrie là où il n’y a pas de citoyens. Pour aimer son pays, pour servir une patrie au prix de ce que l’homme peut avoir de plus cher au monde, avec un dévoûment poussé à l’héroïsme, jusqu’au sacrifice volontaire et enthousiaste de la vie, il lui faut posséder des droits et être libre. Patrie, liberté, héroïsme, nations, citoyens, sont autant de termes connexes ou de conditions propres à un état social nouveau, incompatibles avec le régime despotique des dominations du temps passé.

A dire vrai, la nation moderne se modèle sur la cité antique,