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prétention érudite et systématique. Moins populaire que M. Freytag on que M. Scheffel, moins généralement goûté que M. Paul Heyse, M. Gottfried Keller est pourtant un auteur original, dans le sens relatif où il faut toujours entendre ce mot, et c’est ce qui nous a encouragé à faire connaître son œuvre à nos lecteurs.


I

M. Gottfried Keller appartient à la Suisse, et nous marquerons l’influence de cette origine sur son talent. Mais, en matière de littérature, n’est-ce pas la langue qui détermine la nationalité ? Bien qu’elle n’ait pas orné l’Allemagne de noms aussi glorieux que ceux de Jean-Jacques et de Mme de Staël, la Suisse allemande a toujours participé à la vie intellectuelle des Allemands. Zurich, sa capitale littéraire, est un des centres nerveux de la pensée germanique, qui n’est pas concentrée, comme en France, en une seule ville, en un cerveau unique et absorbant.

C’est à Zurich que M. Gottfried Keller est né en 1819. Son père y exerçait la profession de maître tourneur ; il mourut jeune, laissant son fils et sa fille aux soins de leur mère, qui les éleva le mieux qu’elle put. Ses premières études terminées, Gottfried crut sentir en lui la vocation de la peinture ; il se rendit en Allemagne, fréquenta les ateliers, et s’aperçut bien vite de sa méprise. De retour à Zurich, il mit de côté toile et pinceau et se tourna vers les lettres. Des querelles politiques et religieuses déchiraient alors les cantons suisses : la passion de parti lui inspira, en 1846, un volume de poésies où il est question des jésuites et de l’araignée de Rome ; mais, dans ce genre inférieur de la poésie politique, M. Gottfried Keller n’a pas atteint la réputation d’un Herwegh ou d’un Freiligrath. Ses poésies complètes, réunies en 1883, renferment quelques pièces que l’on pourrait citer, par exemple son Gueux, dans le goût de Callot ; elles n’ont obtenu toutefois qu’un succès d’estime. Après cette incertitude des premiers débuts, M. Gottfried Keller devait bientôt trouver sa voie. En 1848, il retournait en Allemagne pour y compléter ses études aux frais du gouvernement cantonal. Il séjourna à l’université d’Heidelberg, puis à Berlin plusieurs années, et composa dans cette ville son premier roman sous le titre bizarre : le Vert Henri, der Grüne Heinrich[1].

Publié en 1854 et 1855, ce roman a paru sous une nouvelle forme et avec un nouveau dénouaient en 1879. C’était d’abord un récit, ce sont maintenant des confessions que fait le héros

  1. Nom donné au héros, à cause de la couleur du costume qu’il portait tout enfant.