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les deux races ont contracté une union de raison. Depuis 1867, les hommes d’état du Dominion, de la métropole se sont appliqués à dissiper les jalousies, à faire pénétrer cette vérité que le progrès de la race française importait au maintien de la suzeraineté britannique, à la grandeur de la confédération, en y introduisant une variété, un coloris, une sève qui autrement feraient défaut. Le duc d’Edimbourg a scandalisé la colonie anglaise de Québec en répondant à une jeune miss : « Je ne comprends pas qu’une dame canadienne ne sache pas le français. » En 1880, l’avant-dernier gouverneur, le marquis de Lorne, gendre de la reine d’Angleterre, rappelait avec tact que le parlement anglais a conservé avec une espèce de culte les coutumes que les Normands lui ont léguées : La reine le veut ! La reine remercie ses bons sujets, accepte leur bénévolence, voilà des formules usitées encore à Londres et dont il demandait l’introduction à Ottawa, comme marque d’une même origine. Et, plus tard, lors de l’inauguration de la Société royale qu’il a fondée, il formait des vœux pour que les Canadiens maintinssent dans toute sa pureté « le grand idiome qui est entré pour une si large part dans la formation de la langue anglaise. »


VIII

Ce vœu a-t-il été exaucé ? Notre langue a-t-elle résisté à cette redoutable épreuve d’une séparation séculaire ? Ou, subissant la rouille du temps, a-t-elle perdu ses qualités distinctives d’élégance, de clarté et d’harmonie ! La question est complexe et ne saurait se trancher d’un mot ; ce qu’on peut affirmer d’abord avec tous les voyageurs sérieux qui ont visité ce pays, c’est que le Canadien parle encore le français du XVIe et du XVIIe siècle, cette langue si savoureuse, si robuste de la Touraine, de l’Ile-de-France, avec son caractère spécial et ses tournures gauloises ; c’est qu’on retrouve dans ce parler une foule de locutions originales, vieille monnaie marquée au bon coin, qui datent de Rabelais et de Montaigne et dont nous pourrions tirer parti, bien qu’elles ne figurent point dans le Dictionnaire de l’Académie française ; c’est encore qu’il n’existe pas, comme on l’a prétendu à la légère, de patois canadien, et, qu’à l’intonation près, l’habitant qui sort de l’école primaire s’exprime plus correctement que notre ouvrier et notre paysan, et ne le cède guère à la société cultivée qui a fait ses études classiques à l’université Laval. Le signe distinctif de cette langue serait plutôt un archaïsme de bon aloi et la préservation de l’argot, du néologisme qui forceront bientôt à étudier le français de Bossu et comme une