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Cent cinquante volumes, sons quelque espèce de format que ce soit, c’est beaucoup, sans contredit, et à Dieu ne plaise que je veuille rien diminuer de l’étonnement ou de l’admiration qu’inspire tant de facilité ! Je dis seulement que sur les rayons d’une bibliothèque, les Œuvres de Prévost ne tiennent pas plus de place que les Œuvres de Voltaire. Défions-nous de ces formules qui courent les traités de rhétorique, et dont nous avons la faiblesse de ne pas assez contrôler la vérité. Qui a plus écrit que Fénelon, si ce n’est Bossuet ? Et leurs chefs-d’œuvre sont-ils moins des chefs-d’œuvre parce qu’ils sont plusieurs, au lieu d’être un seul ? La fécondité est la marque du vrai talent. Mais ce qu’il faut dire, — et voilà de quoi souffrit Prévost, dans son talent, j’entends, et non pas dans sa vie privée, — c’est que cette fécondité, cette abondance et cette facilité doivent pouvoir s’exercer librement, et non pas sous l’aiguillon du besoin. L’aiguillon du besoin ! Autre formule encore, et formule non moins fausse. Car, si la fécondité est le premier signe du talent, peut-être le second en est-il le plaisir de la production. Mais il faut que cette production soit volontaire, qu’elle n’ait pas pour cause et pour objet la nécessité de vivre, qu’elle ne soit pas enfin dénaturée de ce qu’elle devrait être par des raisons et pour des motifs qui n’ont rien de commun avec la littérature. C’est cette sécurité de la production qui manqua toute sa vie à l’auteur de Manon Lescaut, un peu par sa faute, un peu par la difficulté des temps, et c’est pourquoi j’ai cru devoir insister sur les embarras au milieu desquels il termina sa laborieuse existence, — ainsi qu’il l’avait commencée.

Une autre raison me le commandait encore. Aujourd’hui que l’homme de lettres a conquis sa place, il est juste, il est bon, il est pieux, si je puis ainsi dire, de renouveler parmi nous la mémoire de ceux qui, les premiers, ont travaillé à la lui conquérir. Cela ne s’est fait ni en un jour, ni sans bien de la peine. Je l’avoue donc, quand je lis dans la Correspondance de Grimm cette oraison funèbre de Prévost : « L’abbé Prévost était né avec beaucoup de talent ; une conduite déréglée lui nuisit beaucoup… Il avait un besoin continuel d’argent et il écrivait toujours. La réputation de ses premiers ouvrages le mit aux gages des libraires ; « j’avoue que je ne puis me tenir d’une surprise qui ressemble à de l’indignation. Car, en vérité, c’est bien à lui, baron de Grimm, demi-précepteur, demi-valet, amené à Paris du fond de son Allemagne dans les bagages de son élève, gazetier secret, diplomate d’occasion et gentilhomme d’aventure, tandis qu’il continue de fâcheuses traditions de flatterie et de bassesse, de souplesse et d’humilité, de le prendre sur ce ton avec notre Prévost. Tout le monde, cependant, peut-il être l’ami de l’aimable femme d’un quart de fermier général ou le commissionnaire attitré d’une impératrice de Russie ? Mais, comme