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« discuter » ou de « prouver » quelque chose ? Mais en attendant, ce qui n’est pas douteux, c’est que l’honneur, — si c’en est un, — d’avoir rendu le roman capable de ces ambitions nouvelles et plus hautes appartient sans conteste à Samuel Richardson.

Et c’est aussi pourquoi ce n’en est pas non plus un médiocre à Prévost que d’avoir été le traducteur ou l’introducteur en France des romans de Richardson. Peu de personnes alors étaient capables de lire Clarisse dans l’original, et peu de traducteurs se trouvaient en état de l’imposer aux lecteurs français, comme l’auteur de Cléveland et du Doyen de Killerine. Imaginez la recommandation que ce serait aujourd’hui même, pour un roman étranger, que de paraître traduit en français par l’auteur du Nabab ou de la Joie de vivre ! Si donc tout autre que Prévost eût fait passer dans notre langue Paméla, Clarisse et Grandison, sans y pouvoir ajouter cet appoint de popularité personnelle, je ne mets pas en doute que les romans de Richardson eussent à peine marqué dans l’histoire du roman français. Diderot les eût-il seulement lus ? c’est une question que l’on peut se poser ; et le titre même n’en fût peut-être jamais parvenu jusqu’à Rousseau. Où est l’influence de Fielding sur le roman français du XVIIIe siècle ? Et cependant on traduisit Tom Jones, et celles qui le lurent, comme Mme du Deffand, le préférèrent à Gil-Blas lui-même, et ceux qui en parlèrent, par obligation de métier, comme Grimm ou comme La Harpe, le proclamèrent le chef-d’œuvre du roman moderne.

C’est un mérite ici dont il faut tenir d’autant plus de compte au pauvre abbé que ses traductions contribuèrent bien plus qu’aucune œuvre de ses rivaux à dégoûter le lecteur français du genre de Cléveland et du Doyen de Killerine. Les critiques français ne jurèrent plus que par Richardson, et Prévost, à tous ses malheurs, joignit ainsi celui-ci pour comble d’être lui-même l’instrument de sa propre ruine. On en peut donner une preuve assez curieuse. En 1758, Diderot, dans ce fameux papier sur la Poésie dramatique, se souvenant toujours des émotions de sa première jeunesse, disait encore : « Chaque ligne de l’Homme de qualité, du Doyen de Killerine, de Cléveland excite en moi un mouvement d’intérêt sur les malheurs de la vertu et me coûte des larmes. » Prévost, cette année-là même, achevait de traduire Grandison ; la popularité de l’auteur et du traducteur se faisaient équilibre ; Richardson était un grand romancier et Prévost en était un autre. Mais trois ans se passent ; l’Anglais monte, le Français baisse ; et dans son Éloge ou plutôt son oraison funèbre de Samuel Richardson, sous chaque louange qu’il fait des qualités de l’auteur de Clarisse, Diderot sous-entend maintenant une critique des défauts de l’auteur de Cléveland. « Richardson ne vous égare point dans les forêts ; » — comme Prévost ; « il ne