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qui est en vérité une telle manière d’écrire que le triomphe de l’art est d’y pouvoir atteindre ; et concluons avec un juge que l’on ne cite pas assez souvent, Alexandre Vinet : « Il est des styles qui n’apparaissent qu’une fois ; on n’écrira plus comme l’abbé Prévost, et Manon Lescaut est le dernier exemplaire d’un style perdu. » Manon Lescaut, unique dans l’œuvre de Prévost, ne l’est en quelque sorte pas moins, et pour la forme autant que pour le fond, dans l’histoire de la littérature française.


IV

Les autres romans de Prévost, peu connus, valent-ils la peine de l’être davantage ? Cléveland a eu des lecteurs jusque dans notre siècle, Xavier de Maistre entre autres, qui n’en pouvait rencontrer un volume sans l’ouvrir et aller jusqu’au bout du roman. Sainte-Beuve, trente ans plus tard, parlait encore avec éloges du Doyen de Killerine, dont il me paraît évident qu’il avait lu au moins les premières pages. Mais les seuls bibliographes ou faiseurs de dictionnaires connaissent aujourd’hui le titre des Mémoires d’un honnête homme ou du Monde moral ; et il est même tel roman de leur auteur dont ils ne savent dire si c’est une œuvre originale ou une traduction de l’anglais. Je ne demanderais à sauver de l’oubli que l’Histoire d’une Grecque moderne, évidemment inspirée du souvenir encore alors vivant de Mlle Aïssé. « On ne promet au lecteur, disait Prévost dans sa préface, ni clé des noms, ni éclaircissement, ni le moindre avis qui puisse lui faire comprendre ou deviner ce qu’il n’entendra point par ses propres lumières. » Et, en réalité, parmi beaucoup d’ornemens de la façon de Prévost, les faits, ou du moins ce qu’il en pouvait connaître en 1741, ne sont ici défigurés que tout juste autant qu’il le fallait pour que l’indiscrétion ne parût pas trop vive, en demeurant piquante. La lecture, encore aujourd’hui, n’en est pas désagréable. Dans cette situation d’un homme grave qui tire d’un harem, pour en faire sa maîtresse, une jeune Grecque des îles, il y a quelque chose de singulier et de rare. Dans la résistance affectueuse et douce, mais obstinée, que sa captive lui oppose, au nom des principes d’honneur et de respect de soi qu’il lui a lui-même inspires, il y a quelque chose de fier à la fois et de tendre, comme aussi de subtil en même temps que naïf. Et dans la manière enfin dont Prévost a traité ce thème difficile, il y a quelque chose, par endroits au moins, d’assez délicat pour ne pas beaucoup différer de l’exquis. C’est dommage qu’il y manque cette force de sentiment, et ce progrès de passion que Prévost, dans ses premiers romans, avait si naturellement rencontré, On eût dit que le talent se