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dépouilles de ses propres rivaux, assassiner au besoin les concierges, et se moquer de Tiberge par-dessus le marché, voilà comme en usait la meilleure noblesse. Mais comment ne voient-ils pas que si l’excuse valait seulement la peine d’être discutée, c’en serait fait du personnage, et partant du roman de Prévost ? Car si des Grieux n’est plus la passion toute pure, s’il n’est plus la passion dégagée de tous les liens qui la brident, s’il n’est plus la passion élevée par sa propre puissance au-dessus de tout ce que la morale, et l’honneur, et les lois ont inventé pour la contenir, il n’est plus qu’un gredin de bas étage, indigne de tout intérêt, de toute sympathie, de toute pitié même ; et qui ne voit que c’est comme si je disais en deux mots qu’il n’est plus des Grieux ? L’excuse de des Grieux, ce n’est pas la morale de son temps, qui valait bien celle du nôtre, — ne nous faisons pas d’illusions là-dessus, — c’est son amour ; et ce qui fait le prix de Manon Lescaut, c’est d’être une des plus parfaites peintures qu’il y ait, sinon de l’amour idéal, au moins de l’amour absolu. Tournez et retournez le roman, faites l’épreuve et la contre-épreuve, posez la question comme vous le voudrez, vous en reviendrez toujours et fatalement là. Analysez l’amour, autant que vous le puissiez ; séparez-le par quelque opération subtile en ses différens élémens : soudaineté de la passion, aveuglement du sujet, idéalisation de l’objet, impossibilité de le remplacer par un autre, le déshonneur bravé, la honte acceptée, le crime commis plutôt que de le perdre, quoi encore ? et vous n’en trouverez pas un qui manque à l’amour de des Grieux. Mais réciproquement, supposez tout ce que peut faire une femme pour lasser l’amour d’un homme : ajoutez au mensonge la perfidie, à la perfidie la trahison, à la trahison l’impudence, à l’impudence l’infamie, et vous ne découvrirez rien que Manon n’ait tenté pour tuer, à ce qu’il semble, jusqu’au désir même en tout autre que son des Grieux. On s’est donc encore trompé, selon nous, quand on a cru pouvoir, de notre temps, dériver du chevalier vers Manon le principal intérêt du roman. Elle aime des Grieux, elle aussi, sans doute, à sa manière, non sans quelque étonnement, — ne se sentant point faite pour un unique amour, — de cette façon tyrannique et exclusive d’aimer, mais elle n’est point, malgré le titre, le personnage essentiel du roman. C’est des Grieux qui tient le premier rôle, de même que dans le vrai titre de l’ouvrage, et jusque dans l’édition de 1753, c’est lui qui tient la première place : Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Et comme nous le disions, si le livre à son tour est placé dans le rang qu’il occupe, il ne faut pas dire : c’est surtout ; il faut dire que c’est uniquement au caractère de des Grieux qu’il le doit.

Oui ! la vraie passion est si rare que nous ne pouvons nous défendre,