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l’honneur à son premier auteur. Cet auteur, c’est bien celui de Cléveland et de Manon Lescaut, et tous ceux qui depuis ont développé, répandu, propagé la doctrine dans le monde n’ont fait que l’emprunter a Prévost.


III

J’arrive maintenant à cette Manon Lescaut, dont je pourrais presque me dispenser de rien dire, si le lecteur ne m’y attendait sans doute, et puis si ce n’était elle qui, survivant à peu près seule aux autres œuvres de Prévost, m’eût permis d’en parler aussi longuement jusqu’ici. Ce livre fameux soulève deux questions tout d’abord, dont la première est de savoir en quelle année il parut. Sur la foi des paroles de Mlle Aïssé, que nous avons citées tout à l’heure, on a cru qu’il datait de 1728, et quelques-uns le croient peut-être encore. En effet, nous lisons d’un œil aujourd’hui si sec les Mémoires d’un homme de qualité, que nous ne comprenons guère que l’on y ait « fondu en larmes, » s’ils n’étaient suivis des Aventures du chevalier des Grieux. Mais que peut notre étonnement contre les documens authentiques ? Au mois d’octobre 1728, si ses lettres sont bien datées, Mlle Aïssé n’avait pu lire que les deux premiers volumes des Mémoires d’un homme de qualité, comme le prouvent surabondamment les registres de la librairie. Le troisième et le quatrième parurent ensemble à Paris à la fin de 1728 ou au commencement de 1729 : c’est avec l’argent qu’ils produisirent que Prévost put sortir de France et faire, comme on l’a vu, les eaux de Tumbridge et de Bath. Enfin, les cinquième et sixième s’imprimèrent en Hollande et ne virent pas le jour avant 1731. Manon Lescaut, qui en forme le septième et dernier, ne saurait donc, en aucun cas, remonter au-delà de 1731.

Mais une édition, bien connue des bibliographes et des amateurs de livres, portant au frontispice le millésime de 1733, le problème est de savoir si les exemplaires qui portent celui de 1731 ne seraient pas peut-être antidatés. On l’a cru jusque de nos jours, tant ces libraires de Hollande étaient alors de grands fripons ! Et il n’y a pas plus de sept ou huit ans que, sans pour cela leur rendre l’honneur, une brochure de M. Henry Harrisse a définitivement résolu la question. La bonne édition, la seule originale, est bien l’édition de 1731. M. Henry Harrisse, dans ses Notes pour servir à l’histoire de Manon Lescaut, en a donné des preuves inattaquables. Que si d’ailleurs on s’étonnait, comme nous-même quand nous avons examiné le point, qu’aucun journaliste à Paris n’eût parlé du livre au moment de son apparition, que les pires ennemis de Prévost n’en semblent avoir eu connaissance que deux ans plus tard, et