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si l’on veut, ou peu de chose, mais dans ce peu de chose vibre encore, après cent ans, un tel accent de sincérité qu’à côté de lui, ce n’est pas seulement Marivaux que je trouve affecté, c’est Le Sage qui me semble sec et, par momens, presque vulgaire. Quelque sujet, ou bizarre, ou répugnant, ou bas que touche à l’aventure et au hasard de l’inspiration ce moine défroqué, il y croit de toute son âme ; son style, toujours facile, est ample, est harmonieux, est noble ; et, de temps en temps, comme un éclair pour illuminer toute la page, un trait s’en détache, qui est le naturel, la sensibilité, la passion même.

Sainte-Beuve, qui semble avoir été moins frappé de cette sensibilité que de ce grand air de style, a cru que Prévost se rattachait là à l’école du roman de La Calprenède et de Mlle de Scudéri. Rectifions d’abord une légère erreur qu’il a commise en citant un passage du Pour et Contre, où Prévost a parlé de ces longs romans d’autrefois. L’auteur de Manon Lescaut ne les a point appelés « ces composés enchanteurs, » ce qui serait effectivement un jugement en deux mots, mais bien « ces composés d’Enchanteurs et de Géans, d’intrigues galantes et de combats, » ce qui est un autre jugement, et assez différent du premier. Il les connaissait sans doute, et on peut ajouter qu’il ne s’y était point déplu, mais il avait très bien vu ce qu’il y manquait, et il s’est gardé de les prendre pour modèles. Nous savons d’ailleurs parfaitement où nous devons chercher les vraies sources de son inspiration première. « J’avais trois livres que j’ai toujours aimés, dit quelque part un de ses personnages, les Caractères de La Bruyère, le Télémaque et un tome des tragédies de Racine. » Voilà quels ont été les vrais maîtres de Prévost, ceux qu’il a relus assidûment dans sa cellule de Saint-Germain-des-Prés, mais La Bruyère moins que Fénelon, selon toute apparence, et Fénelon moins que Racine. Serait-il téméraire de supposer que, s’il n’en avait qu’un, ce tome des tragédies de Racine ne devait pas être celui qui contenait Esther et Athalie ?

On n’a pas assez dit à ce propos, et c’est le temps de le dire, l’espèce de royauté littéraire que Racine a exercée, pendant près d’un demi-siècle, non-seulement en France, mais vraiment en Europe, depuis la disparition des Corneille, dès La Fontaine et des Molière jusqu’à l’avènement des Montesquieu, des Voltaire, des Rousseau. De 1680 ou 1690, en effet, jusqu’à 1725 ou 1730 environ, ni en France, ni en Angleterre, et bien moins encore sans doute en Allemagne, il n’a existé de réputation littéraire que l’on pût opposer à celle de l’auteur d’Andromaque et de Phèdre. La renommée de Dryden avait à peine traversé la Manche, et qui connaît aujourd’hui le « Sophocle » italien, Gravina di Rogliano ? La littérature française, affermie dans la souveraineté par une possession plus que séculaire,