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d’émigrer en Prusse et de tenter fortune auprès de Frédéric. Il écrivit, il négocia, on lui donna des espérances, mais deux considérations l’empêchèrent finalement de partir, et c’est lui qui nous les donne : ses dettes, et l’impossibilité de réunir la somme nécessaire au voyage. L’âge venait, d’ailleurs ; et puis, si ses affaires étaient toujours médiocres, il sentait bien que sa réputation commençait à s’élever au-dessus de sa fortune. Paris aussi le retenait ; ses habitudes autant que ses dettes, et ses relations peut-être plus encore que sa misère. Selon de bons juges, il passait « pour le premier romancier de son temps, » fort au-dessus de Crébillon fils, qui n’était qu’un jeune homme ; de Marivaux, qui ne réussissait qu’à moitié ; de Le Sage, qui n’était pas mort, mais qui n’en valait guère mieux. On le recherchait. Logé chez le prince de Conti, il y avait connu cette grande dame, et plus aimable femme encore, la marquise de Créqui, si digne de n’avoir pas écrit les Souvenirs qu’un faussaire a mis sous son nom, et, par elle, sans doute, ces deux modèles du bon goût et du meilleur ton : le bailli de Froulay, et son inséparable, le chevalier d’Aydie. Ancien ami de Bachaumont, il était aussi du saJon de Mme Doublet, salon fameux, où l’on ne s’arrêtait guère, mais où défilait le tout Paris d’alors. Enfin, le temps aidant et faisant son œuvre, il réussissait à se mettre chez lui, commodément, vers Passy. « A cinq cents pas des Tuileries s’élève une petite colline, aimée de la nature, favorisée des deux, etc. C’est là que j’ai fixé ma demeure pour trois ans, avec la gentille veuve ma gouvernante. Loulou, une cuisinière et un laquais. Ma maison est jolie, quoique l’architecture et les meubles n’en soient pas riches. La vue est charmante, les jardins tels que je les aime. Enfin j’y suis le plius content des hommes… » Et de peur sans doute que l’on ne se méprenne sur « sa gentille gouvernante, » il a soin d’ajouter : « Je vous embrasse tendrement, mon cher ami, et des deux bras, c’est-à-dire la petite veuve d’un côté et moi de l’autre. »

C’est là, dans cette retraite heureuse, que Rousseau le connut, fréquentant chez le bonhomme Massard, grand conchyliologiste et leur ami commun ; et c’est à Rousseau que nous devons de savoir ce qu’était dans le monde ce coureur d’aventures : « un homme très aimable et très simple,.. et qui n’avait rien dans l’humeur ni dans sa société du sombre coloris qu’il donnait à ses ouvrages. » Je souligne expressément un mot dans ce passage. C’est que Sainte-Beuve, qui, deux fois au moins, a reproduit le passage, en a deux fois aussi supprimé l’adjectif, pour faire dire à Rousseau tout le contraire de ce qu’il a dit, et ainsi fixer lui-même la physionomie de Prévost sous un aspect qui diffère sensiblement du vrai. Tant il y a