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faire décerner l’ordre d’arrestation. Il s’agissait de quelques pages où Prévost avait représenté le grand-duc de Toscane comme « un homme bien vif sur l’article des femmes, encore qu’on ne lui attribuât point des qualités bien redoutables pour les maris. » Je suppose que Prévost, n’ayant aucune raison d’en vouloir au grand-duc de Toscane, eût aussi bien mis à sa place, ici, le shah de Perse ou le Prêtre Jean ; mais, le grand-duc de Toscane, il n’en fallait pas plus pour ouvrir au romancier les portes de la Bastille. Il jugea donc prudent de sortir de France au plus tôt, de passer la mer même, et d’aller quelque temps se faire oublier en Angleterre. Il a consigné pour nous, dans la troisième partie des Mémoires d’un homme de qualité, les impressions qu’il reçut de ce premier séjour. Ce sont celles d’un homme qui vient de recouvrer son indépendance, et qui ne voit rien au-dessus de l’agréable vie que l’on mène aux eaux de Tumbridge, à moins que ce ne soit la vie des eaux de Bath : « Si ces aimables lieux avaient existé du temps des anciens, ils n’auraient pas dit que Vénus et les Grâces faisaient leur résidence à Cythère. » Malheureusement ce train, qui lui convenait fort, ne pouvait pas durer longtemps. Secrétaire ou précepteur dans la maison d’un grand seigneur anglais, « une petite affaire de cœur, » si nous en croyons le récit d’un homme qui semble l’avoir connu d’assez près, l’obligeait, au bout de quelques mois, de quitter « un poste si gracieux, » et du même coup l’Angleterre. Il passait en Hollande, s’établissait à Amsterdam d’abord, puis à La Haye bientôt. C’est dans cette grande officine de journaux et de pamphlets, de petits romans obscènes et d’énormes compilations érudites, que la vie de l’homme de lettres allait commencer pour lui.

Ayant rompu depuis plusieurs années toutes relations avec sa famille, ne se connaissant aucun protecteur en France ni nulle part, il ne lui restait en effet que sa plume pour toute ressource. Il se mit, comme on le disait alors, « aux gages des libraires. » Lorsque Marivaux avait usé sa culotte de velours, il anémiait, pour la remplacer, l’époque des étrennes et les deux aunes d’étoffe que Mme de Tencin, cette protectrice des lettres, distribuait à ses « bêtes, » ainsi qu’elle leur faisait l’honneur de les nommer. Prévost, l’un des premiers, aima mieux en demander l’avance à Gosse ou à Néaulme, les fameux éditeurs, et les en rembourser avec Manon Lescaut. On voudrait toutefois qu’il eût affiché cette servitude nouvelle avec moins de naïveté, pour ne pas dire de cynisme. Il croira trop, sur son expérience de la vie, « que le désir de s’élever à la fortune est le motif presque général qui détermine les hommes dans le choix d’une condition, » et, en tout cas, dans ses préfaces, il déclarera trop crûment « que l’état de la sienne ne lui permet pas