Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/788

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

respecter les avis, seigneur, prenez-y garde ; ce n’est pas là un temps pour nous. Si nous continuons, nous nous exposons tous à sombrer. » Tiragallo parlait encore que le grain éclate : la mer, en un instant, fouettée par la rafale, devient énorme ; on est aveuglé par des torrens de pluie. Requesens, à cette heure, donnerait gros pour pouvoir regagner le rivage. Il est trop tard : ni le vent ni la mer ne permettent de rebrousser chemin. Recommander son âme à Dieu et s’abandonner à la vague, c’est tout ce qu’un chrétien, pour le moment, peut faire. Ce fut un désordre inexprimable : des galères essayaient de tenir la cape ; d’autres, désemparées, fuyaient vent arrière. Dès la première nuit, deux vaisseaux s’abordèrent. L’un était presque neuf, l’autre vieux et cassé ; ce dernier coula presque à pic, entraînant tout son équipage dans le gouffre. Semblable à un troupeau éperdu, les voiles déchirées, la palamante en pièces, la plupart des galères coururent jusqu’en Sardaigne.

« Quelle tempête, dira-t-on, pour le mois d’avril ! » N’est-ce pas dans la nuit du 20 au 21 mai qu’en vue du cap Sicié, le vaisseau de Nelson, le Vanguard, perdit, en l’année 1798, ses deux mâts de hune et son mât de misaine ? Le printemps a parfois des colères d’hiver. Alphonse d’Aragona trouva un refuge dans la baie d’Alghieri ; deux de ses vaisseaux atteignirent, plus au sud, le mouillage de l’île Saint-Pierre ; un troisième rencontra un abri à l’entrée du golfe d’Oristano ; deux galères et une galiote naufragèrent dans les mêmes parages et perdirent beaucoup de monde ; une troisième galère, la Florence, fut deux fois sur le point d’atterrir à la côte barbaresque et, deux fois repoussée par le vent, alla faire tête dans la baie de Cagliari. La capitane de Gênes fut emportée plus loin encore ; elle dépassa le golfe de Tunis, donna dans le canal de Malte et ne s’arrêta que sous la Pantellerie. Deux navires enfin disparurent complètement : on n’en eut jamais de nouvelles. Le grand-commandeur de Castille gagnait, pendant ce temps, à grand’peine la baie de Palamos en Espagne. Qu’était devenue son escadre ? Il eût été bien embarrassé de le dire. Que Dieu prenne en pitié les pauvres gens que son imprudence a conduits à la mort ! Des vingt-quatre galères sorties de la rade de Marseille, douze périrent. Les douze autres n’en valaient guère mieux : il fallut de grosses sommes pour les réparer.

« Qui a traversé le Raz de Sein sans malheur, disait un vieux proverbe breton, ne l’a pas traversé sans peur, u Qui s’embarquait sur on navire à rames au XVe et au XVIe siècles, pour traverser le golfe de Lyon, ne trouvait pas un oreiller plus doux. Les souverains eux-mêmes, — les souverains surtout, — accomplissaient rarement ce périlleux voyage sans quelque fâcheuse aventure : les élémens semblaient mettre je ne sais quelle secrète malice à semer sur leur route