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la tragédie domestique, le vieux Corneille ? Il trouvait que la première utilité du poème dramatique « consiste aux instructions morales qu’on y peut semer presque partout. « Il ajoutait, il est vrai, qu’il ne faut pas « pousser loin ces instructions sans les appliquer au particulier ; autrement, c’est un lieu-commun qui ne manque jamais d’ennuyer l’auditeur, parce qu’il fait languir l’action ; et quelque heureusement que réussira cet étalage de moralité, il faut toujours craindre que ce ne soit un de ces ornemens ambitieux qu’Horace nous ordonne de retrancher. » Je ne garantis pas que Thouvenin ne pousse quelquefois ses « instructions » un peu loin sans les « appliquer » assez fidèlement « au particulier, » et qu’il n’y ait dans ses discours quelques « ornemens ambitieux : » cela ne fait pas que le reste de l’ouvrage soit un sermon.

Ni mélodrame, ni thèse, mais « tragédie domestique » et « drame moral, » voilà Denise : l’artiste et le moraliste, le spectateur de la vie et son juge, son peintre et son réformateur, ces deux adversaires que nous avons vus maintes fois lutter en M. Dumas et l’emporter alternativement l’un sur l’autre, ces deux génies se sont réconciliés pour cet ouvrage. Leurs dons opposés s’y font équilibre ; c’est le premier surtout de ces deux génies, l’artiste, plus souvent vaincu dans de récentes épreuves, que nous félicitons d’avoir rétabli la balance ; et c’est pourquoi, sans méconnaître le moraliste, nous avons cherché principalement à mettre en lumière ce caractère de l’œuvre commune : l’imitation de la vie des âmes, qui ne va pas sans sympathie avec elles. Nous nous sommes attachés à cette tâche plutôt qu’à l’éloge ou au blâme des détails, qui peut-être aurait amusé davantage. Heureux si nous avons fait comprendre que Denise, bien que née d’une idée pure, est une pièce humaine dans la double acception, — doublement belle, — de ce mot ; qu’ainsi elle est digne de clore, jusqu’à nouvel ordre, la carrière ouverte par les dieux du théâtre, voilà un tiers de siècle, au fils de Dumas. Un lettré, qui joint à l’esprit de finesse la connaissance des raisons du cœur, le comte Giuseppe Primoli, écrit fort justement dans une revue italienne : « La Dame aux camélias est l’œuvre du jeune homme ; Denise est l’œuvre de l’homme mûr. L’une n’a aucun rapport avec l’autre, mais peut-être faut-il avoir aimé Marguerite pour comprendre Denise. » On peut ajouter que, pour comprendre Denise, il faut l’aimer elle-même ; ç’a été la vertu de l’auteur : et que lui reprochions-nous naguère, sinon de ne plus vouloir aimer ?


Louis GANDERAX.