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Broglie, à l’arrière-plan en quelque sorte, une grandeur mystérieuse. Il ne s’agit point ici d’histoire que l’on pourrait appeler morte ; les événemens qu’on y voit commencer n’ont pas encore aujourd’hui produit tous leurs effets ; ils sont toujours vivans ; une leçon, tantôt plus apparente et tantôt plus secrète, est enveloppée dans les faits. On reconnaît à ces différens signes les vrais et grands sujets. Ils sont moindres, quelque talent que l’on y déploie, dès qu’ils ont perdu cette espèce de vitalité ; et l’on dit alors que du domaine de l’histoire ils sont tombés dans celui de l’érudition.

Une autre condition nécessaire à la grande histoire, après la nature même des sujets et leur importance actuelle, c’est que de grandes figures y puissent ramasser et retenir l’attention sur elles. Sans les noms de roi de France, de Turenne et de Condé, comme le faisait observer Voltaire, la guerre de la fronde n’eût pas été moins ridicule que celle des Barberins, et malgré ces grands noms, je ne sais si l’on n’a pas singulièrement exagéré dans notre propre histoire l’importance de la fronde. Mais inversement, pour n’avoir pas trouvé l’occasion propice, l’homme qui jeta les fondemens de la grandeur prussienne, celui que l’on a nommé le grand-électeur, s’il a sans doute une grande place dans la mémoire des Allemands, n’en a qu’une très petite dans l’histoire générale. Il s’est trouvé ici que les personnages en scène, Marie-Thérèse et Frédéric, la France et l’Angleterre du XVIIIe siècle, sinon George II et Louis XV, étaient dignes de l’événement. J’ai rappelé de quels traits le duc de Broglie avait su les peindre. Je dois dire maintenant que ce qu’il n’a pas moins admirablement montré, c’est leur part effective d’action dans les événemens eux-mêmes.

Les petites causes, assurément, ne produisent pas de grands effets. Mais elles provoquent à tout le moins, elles peuvent provoquer ceux qui sont contenus ou enveloppés dans les grandes. Et puis il faudrait bien s’entendre. Ne s’est-on pas trop habitué, dans le siècle où nous sommes, sous le prétexte spécieux qu’un homme est assez peu de chose, à éliminer de l’histoire, comme une cause insignifiante, l’action personnelle des individus ? La fermeté de caractère d’une Marie-Thérèse, ou la vivacité de génie d’un Frédéric, sont-ce là de si petites causes ? dont l’action soit si peu saisissable ? et comme des quantités négligeables qui n’importent que médiocrement à la vérité de l’histoire ? ou au contraire, et plus philosophiquement, si ce ne sont pas les seules, ne sont-ce pas au moins les premières que l’historien doive tâcher à mettre dans tout leur jour ? parce qu’à vrai dire s’il y en a d’autres, il n’y en a pas beaucoup dont on puisse calculer avec la même exactitude ou la même approximation le sens, la force et la continuité. Là-dessus, par la pensée, sans rien changer au reste, en laissant autour d’eux leurs mêmes conseillers ou dans leurs mains les mêmes ressources, mettez seulement Louis XV à Vienne, Marie-Thérèse à Versailles, et