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Une femme nous croise, elle marche vite et son visage est animé, ce qui frappe dans cette région où l’expression est plutôt froide et impassible. C’est encore une aliénée. Sur ses cheveux châtains elle a planté un chignon hétérogène d’un rouge absolument carotte. Le contraste est singulier.

Mais nous arrivons : dans une large avenue située hors de la ville même, à l’opposé de la gare, et bordée de grands arbres, s’ouvre la porte de la cour de l’infirmerie. L’édifice est neuf, mi-briques, mi-pierre, de forme assez élégante ; il est peu élevé. Nous demandons à voir le médecin inspecteur et l’on nous introduit auprès de M. le docteur Peeters, dont nous avons eu souvent occasion de citer le nom. Après quelques minutes d’un entretien fort intéressant, nous sommes autorisés à visiter l’infirmerie, puis à aller trouver un garde de section pour qu’il nous promène à travers Gheel et les environs et nous fasse voir un certain nombre d’habitations de nourriciers et hôtes. L’infirmerie est admirablement tenue du haut en bas. On y sent la propreté flamande : parquets et dallages sont nets et polis à s’y mirer ; cela est frotté, lavé, encaustiqué, entretenu à la perfection. La cuisine fait plaisir à voir : cuivres brillans, fourneaux noirs comme l’encre, air et lumière, rien n’y manque pour préparer une alimentation saine. Les salles de malades sont à l’avenant. Nous visitons rapidement le quartier des femmes. Elles sont, les unes dans le dortoir ; les autres, au promenoir. Parmi les premières, quelques gâteuses marmottent, sur un mode plaintif et bourru à la fois, des mots que nous ne comprenons pas ; d’autres geignent lamentablement sur les persécutions dont elles se croient l’objet ; une autre, à la figure doucement béate, paraissant posséder la pleine félicité, répond avec suavité à toutes nos questions : elle est enchantée de recevoir des visites ; le seul inconvénient qu’elle en éprouve, c’est de voir notre tête à vingt mètres au-dessus de notre corps, ce qui, malgré l’habitude qu’elle en a, ne laisse pas de l’étonner. Elle se trouve très bien traitée et ne demande rien de mieux que l’état présent.

De là nous passons dans les jardins. Deux jeunes filles, sœurs, hystériques toutes deux, s’y promènent en rond, attendant qu’on les transfère dans un asile fermé : l’une a pour l’homicide un penchant irrésistible, qu’elle a déjà essayé une fois de satisfaire en tentant de couper le cou à sa propre mère ; l’autre est d’une dépravation de mœurs telle qu’il y aurait danger pour elle-même, comme pour les habitans de Gheel, à la laisser jouir du régime de liberté qui règne dans la colonie. L’expression de ces deux malheureuses n’a rien de prepossessing, comme disent les Anglais ; elles ont l’air bestial, les traits épais et vulgaires, le regard sournois et craintif.