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nombreux exemplaires, ce pastel effacé. Nous pouvons constater la justesse des touches, l’exactitude de la ressemblance.

Si the Village Doctor n’est pas un roman, c’est du moins une bien intéressante galerie de portraits et de paysages, une lanterne magique aux tableaux multiples d’une singulière nouveauté, à laquelle il ne manque rien, sauf d’être éclairée suffisamment. Là où la flamme de la passion et le nœud de l’intrigue font défaut, l’accumulation des détails pittoresques et psychologiques ne peut suffire, surtout lorsqu’ils ne réussissent pas à dissimuler la thèse qui s’impose antipathique à un grand nombre. Nous voudrions qu’une place plus large fût faite à l’épreuve amoureuse, que la lutte lût plus longue et plus cruelle dans le cœur de Nan, qu’elle en restât saignante et meurtrie ; nous voudrions surtout que Gerry se montrât éloquent pour défendre la cause du mariage au lieu de la plaider d’une façon qui nous rappelle l’avocat du diable voué à être battu dans un genre de conférence d’église apparemment démodé.

Seulement c’est l’orthodoxie qui a le dessous dans le cas présent, la bonne vieille orthodoxie de la famille. Avec quelque mesure et quelque convenance que soient exprimées les opinions de miss Jewett, elles sont celles du docteur Leslie : La vie d’un homme est élevée, fortifiée par le bonheur domestique ; celle d’une femme, au contraire, ne peut se partager ; la femme est tout entière à son seigneur et maître ou tout entière à une tâche sociale. Suffire à une double mission, comme l’homme, est au-dessus de ses forces ; il lui faut se consacrer corps et âme aux devoirs de la ménagère ou aux devoirs publics professionnels. Qu’elle choisisse donc entre deux destinées dont l’une, résultat du progrès et des transformations qui l’accompagnent, n’est pas supérieure à l’autre, mais seulement différente. La classe des femmes libres grossira, sans nul doute, à mesure que se produiront les plus hauts développemens de la civilisation ; un jour, le préjugé qui s’attaque à elle s’effacera comme s’il n’avait jamais existé ; il n’y aura plus lieu de s’armer en guerre pour la défendre. Celui qui manie des idées a un énorme avantage sur celui qui dépend des événemens et, bien que ces deux catégories d’esprits n’appartiennent point inévitablement d’un côté aux femmes, de l’autre aux hommes, on peut affirmer cependant que les femmes n’ont pas encore commencé à user des meilleures ressources de leur nature, à peine affranchies qu’elles sont d’influences adverses et oppressives. Aujourd’hui, la préservation de la race a cessé d’être la seule question importante ; de plus en plus on tient compte du bonheur individuel. Le simple fait que les femmes soient en majorité dans les centres de civilisation indique assez que la nature met à part certaines d’entre elles pour un autre but que le