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le panier. Mais si jeunes ils s’habitueront vite à leur nouvelle demeure.

Tout est changé pour Nan ; il ne s’agit plus d’être le méchant enfant qu’adoraient les voisins tout en lui donnant ce nom ; elle prend d’un coup la résolution, de devenir digne des bontés de son tuteur et aussi de cette famille inconnue, la famille de son père, dont on a quelquefois parlé devant elle, de manière à lui laisser l’impression que tôt ou tard, une dame, belle comme le jour, arrivera en somptueux équipage pour réclamer sa nièce et l’emporter dans son palais. Il ne faut pas rester trop au-dessous d’une pareille parenté. La reconnaissance, d’une part, l’orgueil de l’autre, décident donc d’abord Nan à travailler. Le docteur a eu raison en somme d’affirmer qu’elle se raccommoderait d’elle-même avec les livres, et qu’en attendant, une journée à courir au grand air valait bien une semaine d’assiduité à l’école. Jamais cependant cette classe étouffée, où elle s’assoit par soumission au milieu des nombreux enfans qui n’ont ni ses goûts ni ses habitudes, ne trouvera grâce aux yeux de Nan ; elle se promet quand elle sera grande de n’habiter qu’une ferme, où elle invitera tous ces pauvres petits citadins (car le gros village est une ville à ses yeux) qui savent mal ce que c’est que la liberté. Comme ils seront heureux de faire connaissance avec les curiosités de son cher domaine ! Elle les recevra somptueusement : sa tante de Dunport, miss Anna Prince, cette tante mystérieuse et redoutable, quoique bienfaisante, n’envoie-t-elle pas pour elle beaucoup d’argent, qui dort dans une banque en attendant qu’elle en ait besoin ? ..

— Et quand tu seras grande, que feras-tu ? lui demande le docteur un jour qu’il l’a surprise en train de plier soigneusement des paquets de poudre qu’il avait laissés ouverts sur sa table.

— Je serai médecin, répond-elle d’un ton qui prouve qu’elle y a déjà beaucoup pensé.

Comme il ne rit pas, elle commence à lui exposer avec enthousiasme son projet de devenir tout de bon la partenaire d’un homme célèbre tel que lui, de l’aider quand il sera trop vieux pour suffire aux besoins de sa clientèle. Déjà elle en a parlé à Marilla, et celle-ci s’est moquée des femmes-médecins. Son tuteur, au contraire, prend un air pensif en la regardant avec le genre d’intérêt qu’il a pour ses malades. C’est qu’en effet il se trouve en face d’un cas grave qui l’embarrasse ; jamais il n’a mieux senti qu’il avait charge d’âme. Faudra-t-il encourager cette ambition ou la réprimer ? La mère de Nan avait aussi un grand orgueil, et cet orgueil l’a conduite aux abîmes ; le père de Nan, lui, s’était livré un instant avec passion à l’étude de la médecine. De qui hérite-t-elle ? .. Est-ce autre chose qu’une audacieuse fantaisie ? La visite imprévue