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régnent au-dessus des gradins. De cette position dominante, ils criblent de flèches les partisans d’Hypatius, qui se pressent dans l’arène. Les plus hardis des rebelles tentent plusieurs fois l’assaut ; ils sont chaque fois repoussés. La foule veut fuir par les vomitoria, mais ce sont autant de défilés où dix hommes en valent mille, et ils sont gardés par les Hérules de Mondon. Les premiers rangs des fuyards tombent sous les piques : une muraille de morts obstrue chaque ouverture. La multitude affolée tournoie en désordre sous la grêle des traits jusqu’à ce qu’elle soit emprisonnée, immobilisée par ses propres cadavres. Les soldats descendent dans l’arène, les épées achèvent l’œuvre des flèches. Ce combat misérable se termine par regorgement. Le sang ruisselle en torrens.

Le carnage continua jusque.très avant dans la nuit. Ivres de sang, les soldats barbares tuèrent tant qu’il resta à tuer. Les jours suivans, il fallut enterrer trente mille morts. De tous ceux qui étaient dans l’Hippodrome, personne n’échappa, sauf Hypatius et son frère, que les soldats eurent la cruauté d’épargner pour les traîner aux pieds de Justinien. « Trois fois Auguste, s’écrièrent-ils en se prosternant, c’est nous qui t’avons livré tes ennemis, car c’est par nos ordres qu’ils se sont réunis dans le cirque. » Justinien, qui ne tremblait plus, avait recouvré sa présence d’esprit : « C’est bien, répondit-il avec un cruel à-propos ; mais puisque vous aviez tant d’autorité sur ces hommes, vous auriez bien dû en user avant qu’ils eussent brûlé ma ville. » Et il commanda de mener au supplice les deux neveux d’Anastase.


VII

En ramenant Justinien et ses officiers aux résolutions énergiques commandées par les circonstances, Théodora avait mérité dans le conseil de l’empire la place que peut-être elle avait usurpée jusqu’alors. Qu’étaient-ce que ces monceaux d’or, de perles et de pierreries, ce merveilleux palais de la rive d’Asie (l’Iléréon) où Théodora résidait pendant l’été, ces bains magnifiques où elle passait de longues heures de repos, cette foule de suivantes et de serviteurs ? Qu’étaient-ce que ces hommages des grands de l’état et des ambassadeurs étrangers, qui n’approchaient l’impératrice qu’après s’être prosternés et lui avoir baisé les pieds ? Qu’étaient-ce que cette cour de patrices, de sénateurs, de magistrats, cette escorte de quatre mille gardes qui accompagnèrent Théodora dans son voyage de santé aux eaux chaudes de Bithynie, ces arcs de triomphe élevés sur son passage, ces palais construits pour la recevoir ? Qu’étaient-ce que ces richesses, ce faste, ces honneurs, auprès de la puissance souveraine ? Justinien ne cachait pas qu’il s’en référait sur toute chose à la