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se mettaient parfois dans le parti adverse. Ainsi, sous un empereur qui était Bleu, la victoire des Verts devenait un triomphe pour l’opposition. Mais cette opposition, à mieux dire cette fronde, n’avait ni principe ni but. Les Constantinopolitains ne pensaient pas à revenir à la république, et lorsque éclatait une révolte populaire, le mouvement était tout spontané. On cherchait d’abord à renverser l’empereur ; on ne s’occupait qu’ensuite de lui trouver un successeur.

Marc Aurèle se félicitait de n’avoir jamais eu la tentation de favoriser les Bleus ou les Verts. Justinien n’avait pas cette sagesse. Il tenait pour les Bleus, et non plus que Théodora, qui avait les mêmes sentimens, il ne cachait ses préférences. Les principaux magistrats de l’empire qui brillaient plus par leurs talens que par leurs vertus, le questeur Tribonien, le préfet des prétoires Jean de Cappadoce, le grand chambellan Calopodios, le préfet de la ville Eudémon, profilaient des sympathies des souverains à l’égard d’un parti pour accabler le parti adverse d’injustices ou d’exactions. Ces hommes sachant que les plaintes des Verts seraient mal accueillies au palais, bravaient sans risque la haine et les malédictions. Il n’y avait pour les Verts aucune garantie dans l’administration, aucune équité dans les tribunaux. De leur côté, les Vénètes, sûrs de l’impunité, molestaient les Prasiniens en toute occasion. Les partis ainsi surexcités en venaient aux mains ; le sang coulait souvent dans les rues. On pouvait craindre le retour des désordres de l’année 520, qui avaient été si rigoureusement réprimés par le préfet Théodote à Constantinople et par le préfet Ephrem à Antioche. Justinien savait-il dans quel état se trouvait la capitale ? L’empereur vivait comme isolé dans cet immense palais ; les bruits de la grande ville n’arrivaient pas jusqu’à lui. Sans doute il ne connaissait des événemens qui s’y passaient et de l’opinion qui y régnait que ce que lui en apprenaient les rapports plus ou moins mensongers des fonctionnaires.

Mais il y avait à Constantinople un lieu où s’étaient réfugiées les dernières libertés romaines, où le peuple pouvait librement faire entendre sa voix à l’empereur. C’était l’Hippodrome, forum, tribunal suprême et Capitole de la seconde Rome.

Le 13 janvier 532, premier jour des ides de l’année, une foule plus nombreuse encore qu’à l’ordinaire envahit l’Hippodrome. Cent mille spectateurs prennent place sur les gradins et se pressent dans les promenoirs. On commence les cris et les chants, on déploie les bannières bleues, vertes, rouges et blanches des factions. Bientôt le patriarche, les patrices, les ducs, les comtes, les exarques occupent les loges qui leur sont réservées. Des détachemens des quatre corps de la garde impériale, scholaires, domestiques, cubiculaires et silentiaires dont resplendissent les casques et les cuirasses