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se rappeler la Rome des Césars. La plèbe romaine valait-elle mieux que le démos de Constantinople ? avait-elle des sentimens plus généreux ? méprisait-elle davantage le Panem et circenses ? Quels étaient donc, au Ier siècle, le pouvoir des consuls, l’autorité du sénat, la liberté des citoyens ? Le peuple de la capitale abdique dans la plus honteuse des servitudes et les plaintes portées contre les proconsuls témoignent des souffrances des provinces. Le souverain respectait peu les formes juridiques, puisqu’il frappait par le poignard et par le poison. On ne compte guère moins de conspirations, de séditions militaires, de meurtres d’empereurs à Rome qu’à Constantinople, et ni les actes ni les mœurs des Tibère, des Néron, des Caligula, des Messaline et des Domitien ne sauraient être proposés en exemple. Ces règnes de sang et de boue, selon l’expression de Suétone, c’est pourtant ce que l’impartiale histoire appelle le haut empire, tandis qu’elle flétrit sous le nom de bas-empire les règnes des Justinien, des Héraclius, des Porphyrogénète, des Manuel Comnène, des Jean Zimiscès et des Constantin XIII, — ce dernier empereur grec qui, vaincu après avoir repoussé les Turcs dans quatre assauts, s’écriait au moment de tomber mort d’un coup de cimeterre : « La ville est prise, et je vis encore ! »

Ce qu’il faut dire aussi, c’est que ce gouvernement si corrupteur, ce peuple si corrompu, cette administration si mauvaise, cette armée si misérable, ont fait durer l’empire pendant, plus de neuf cents ans, qu’ils ont résisté à vingt peuples, retardé de longs siècles l’invasion des Turcs, donné le christianisme aux Slaves, la civilisation aux Arabes et à l’Occident le trésor des lettres grecques.


III

Au VIe siècle, le Franc, venu de Lutèce, qui se réduisait alors à la cité et à quelques édifices jetés sur la rive gauche ; le Gallo-Romain, venu de Lyon ou d’Arles ; le Goth, venu de Vérone ; le Latin, venu de Rome même, qui, saccagée par quatre invasions, dépouillée de ses plus précieuses œuvres d’art par les empereurs de Byzance, était déjà presque en ruines et où l’on faisait communément de la chaux avec les statues mutilées et les ornemens d’architecture ; — tout étranger enfin qui arrivait à Constantinople était frappé d’étonnement et d’admiration.

Construite dans le plus beau site du monde, baignée de trois côtés par la mer, se détachant comme un lis de marbre au milieu d’un horizon de prairies, de fleurs, d’arbres fruitiers et de collines boisées, Constantinople dépassait en superficie la Rome d’Auguste. Les remparts, élevés sur des assises de marbre, régnaient sur un