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Dans toutes les villes, il y a des écoles ; dans toutes les parties de l’empire, les tribunaux rendent la justice d’après ces lois justinianéennes qui forment encore la base des législations de l’Europe. Des routes entretenues à grands frais sillonnent les provinces, des relais de poste assurent la rapide transmission des dépêches gouvernementales et militaires. Des corps de troupe en station permanente, des forteresses élevées d’espace en espace, des lignes continues de fortifications protègent les frontières. Les pauvres trouvent des refuges et les malades des hôpitaux. Le commerce et l’industrie prospèrent, les arts créent un nouveau style, l’esclavage disparaît presque entièrement, les privilèges de la naissance sont inconnus, il n’y a ni castes ni fiefs, l’égalité et la liberté civiles existent pour tous.

Ainsi l’empire contraste singulièrement avec les peuplades barbares qui l’entourent et le menacent. C’est encore le monde romain, le monde césarien, mais christianisé. De fait, Justinien n’est point un empereur d’Orient, un empereur grec : ce paysan slave se fait tout Latin. Il réagit contre l’hellénisme de Théodose II et d’Anastase, il reconnaît la suprématie de l’évêque de Rome sur le patriarche de Constantinople ; c’est en latin qu’il fait rédiger les Institutes et le Digeste, Il rêve la reconstitution de l’ancien empire romain, et c’est dans cette idée qu’il entreprend les guerres d’Italie, d’Espagne et d’Afrique. Pour lui, le nom d’Hellène est synonyme de païen. Il persécute les Grecs et ferme les écoles d’Athènes. L’empire grec commence avec Héraclius, l’empire romain finit avec Justinien. Justinien n’est pas un autocrator, c’est un césar, — un césar de la décadence, mais qui dit : les césars ne dit-il pas : la décadence ?

A regarder de près, en effet, on s’aperçoit que la grandeur du règne de Justinien tient du décor de théâtre. La prospérité de l’empire est plus apparente que réelle. Cette administration perfectionnée profite surtout au despotisme, cette orthodoxie rigoureuse engendre les persécutions, cette égalité n’est que la servitude pour tous, ces lois si sagement élaborées sont souvent injustement appliquées, ces magnifiques monumens épuisent le trésor, ruinent les populations, qu’on accable d’impôts, détruisent l’armée qu’on ne peut plus payer. Le consulat n’est désormais qu’un titre purement honorifique, le sénat, réduit souvent au rôle d’un conseil municipal, n’a plus que peu de part à la conduite de l’état, le bon plaisir du souverain et de ses grands officiers se substitue à l’exercice de la justice, les plaintes des sujets n’arrivent pas à l’empereur, les provinces souffrent, et le peuple de Constantinople se déclare content pourvu qu’il ait des distributions de blé et des courses dans l’Hippodrome.

Voilà ce qu’il faut dire, mais avant de condamner Byzance, il faut