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ils n’emportaient point de vivres. Les réquisitions, souvent le pillage, nourrissaient bêtes et gens. On enlevait les bestiaux, on brûlait les chaumières.

Il n’y avait pas plus de sécurité pour les personnes que pour les biens. Des ambassadeurs d’un Visigoth d’Espagne étaient venus demander en mariage pour leur maître la fille d’un roi de Neustrie ; celui-ci ordonna que la maison de la jeune princesse fût formée par réquisition. On arracha de leurs demeures un grand nombre de personnes, a séparant le père du fils et la mère de la fille. » « La désolation était si grande, dit Grégoire de Tours, qu’on pouvait la comparer à celle de l’Egypte. Plusieurs individus se pendirent de désespoir. » Et l’on n’agit point ainsi seulement envers des gens de condition servile ; beaucoup des victimes de cette violence étaient de la meilleure naissance (multi vero meliores natu). A la façon dont étaient traités les hommes libres, on peut juger de la condition des esclaves, encore nombreux à cette époque. Le divertissement favori de Raukhing, duc d’Austrasie, consistait à ceci : il forçait les esclaves qui l’éclairaient pendant son souper avec des torches de résine à éteindre ces torches en les serrant entre leurs cuisses nues ; les torches éteintes, il les faisait rallumer, puis éteindre de nouveau par le même procédé. Deux jeunes gens s’étaient mariés sans le consentement de leur maître, le duc Ursio (l’Ours), et, à la prière d’un prêtre, celui-ci avait juré de ne les point séparer : il les fit enterrer vifs, tous les deux dans la même fosse. — Si un Grec du bas-empire eût ainsi tenu son serment, quelle occasion pour les historiens d’Occident de flétrir la cruauté et la subtile perfidie des Byzantins !

A qui demander justice ? Les lois ne manquaient point ; il y avait les lois romaines, les lois ou coutumes des Francs saliens, des Burgondes, des Visigoths, des Lombards. Mais cette multitude de lois formaient un chaos où les plus habiles jurisconsultes n’auraient pu faire la lumière. A plus forte raison, était-ce la confusion de la confusion pour les comtes ignorans qui rendaient la justice et qui commençaient souvent les audiences en insultant et en frappant les plaignans. Les formes juridiques n’offraient nulle garantie. Le bon droit, la culpabilité, l’innocence, s’établissaient à la majorité des témoins (cojurateurs). Il s’agissait donc de produire le plus grand nombre de témoins ; cela va sans dire qu’on les obtenait à prix d’argent ou par menaces. La loi prononçait suivant la qualité des personnes : « Si un Franc a lésé un Romain, dit la loi salique, il paiera trente sous ; si un Romain a lésé un Franc, il paiera soixante-deux sous. » A l’administration romaine a succédé le plus absolu désordre. Il y a cent chefs dans l’état, — tyrans sur leurs terres et brigands