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à peu affaiblies et les prix sont devenus plus réguliers, non-seulement d’une année à l’autre, mais d’un pays à l’autre.

Je ne veux pas faire une histoire complète des prix du blé. Mais, pour juger notre siècle avec équité, il est bon de se rappeler quelquefois ceux qui l’ont précédé. Dans les années d’abondance, le blé ne trouvait pas d’acheteurs ; quelquefois on le laissait pourrir sur place, et le propriétaire ne pouvait tirer aucun revenu de sa part de récolte ; il criait misère, comme Mme de Sévigné, sur un tas de blé. Peut-être la disette régnait-elle dans une province voisine, mais il était défendu d’y exporter des grains. Du reste, la circulation des produits agricoles était difficile, parce qu’il n’y avait que peu de routes, et celles qui existaient n’étaient ni empierrées ni pavées ; pendant les saisons humides, elles étaient impraticables. « Un pareil état des communications, dit M. Taine dans son volume sur l’Ancien Régime, condamne un pays aux disettes périodiques ; à côté de la petite vérole, qui sur huit morts en cause une, on trouve alors une maladie endémique, aussi régnante, aussi meurtrière, qui est la faim ; » et, dans cette Revue même, M. Maxime Du Camp a ainsi résumé l’histoire de l’alimentation du peuple pendant le XVIIIe siècle[1] : « Ce ne fut qu’une série de disettes ; notre pays a souffert de la faim jusqu’aux premiers jours du XIXe siècle. » En 1884, on souffre parce qu’on a trop de pain.

Depuis 1789, le blé circule librement dans toute la France, et, pendant la première moitié de notre siècle, la construction des routes et des canaux fit de grands progrès. Peu à peu les prix se régularisèrent. En 1817, l’écart entre le prix le plus élevé, celui du Haut-Rhin, 81 francs l’hectolitre, et le plus bas, 36 francs, dans les Côtes-du-Nord, fut encore de 45 francs. En 1847, il n’était plus que de 20 francs. C’est tout ce que pouvaient faire les routes. Le transport d’un hectolitre de blé, par roulage, coûtait fr. 02 par kilomètre, c’est-à-dire précisément 20 francs pour les 1,000 kilomètres qui séparent Saint-Brieuc de Colmar.

Les transports par eau étaient tout aussi chers, ou du moins ils le devenaient souvent. M. Jacqmin en cite un exemple dans son Traité de l’exploitation des chemins de fer. En 1847, la municipalité de Vesoul, effrayée par l’élévation extraordinaire du prix des blés, en fit venir de Marseille, et le transport lui coûta 14 fr. 75 par hectolitre, à peu près 0 fr. 02 par kilomètre. La plus grande partie du transport se faisait alors par eau, et la batellerie du Rhône, cette même batellerie qui, semblable au loup de la fable, défend à l’agriculture du Midi de lui prendre de son eau, ne se faisait aucun scrupule d’élever ses prix quand le blé manquait dans

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1868.