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pouvoirs au colonel Lefol, du 21e de ligne. Le régiment, qui avait été des premiers désigné pour rentrer en France, attendait avec impatience son rapatriement ; il l’attendit longtemps, si longtemps qu’il se crut tout à fait oublié. Il avait d’autant plus lieu de le croire qu’il ne recevait plus absolument rien de son dépôt ni d’Alger ; linge, vêtemens, chaussures, tout lui manquait ; les habits rapiécés des officiers ne valaient pas mieux que ceux des soldats. A côté d’eux, les Tunisiens n’étaient guère moins misérables. On leur avait parlé d’Oran comme d’une ville riche, magnifique, populeuse ; depuis le départ du bey Hassan et l’arrivée des Français, presque tous les musulmans l’avaient désertée ; il n’y restait en nombre que les juifs. Le khalifa s’était attendu à trouver les magasins bondés de munitions et de vivres, les écuries peuplées de chevaux de race et d’excellentes bêtes de somme ; il avait même le compte des mulets : deux cent trente-cinq. C’était un mirage ; les écuries comme les magasins étaient vides ; le vieux bey, avant de partir, avait fait argent de tout : farine, grains, fourrages, mulets, chevaux, il avait à peu près tout vendu ; il n’y avait plus que cinquante-six rosses tellement maigres et hors de service que les Arabes, grands voleurs, n’avaient même pas voulu les prendre. Le khalifa était furieux ; il criait qu’on l’avait trompé indignement, qu’il allait en informer son maître et qu’il voulait qu’on le ramenât lui et son monde à Tunis. En attendant, il fallait vivre. Une belle nuit, les Tunisiens et les janissaires de l’ancien bey, qui s’étaient enrôlés avec eux, sortirent en armes, tombèrent sur les douars de plusieurs tribus qui n’avaient pas voulu reconnaître l’autorité de leur chef, coupèrent quarante têtes, se saisirent des femmes et des enfans, et ramenèrent trois mille moutons, bœufs et vaches. Le khalifa magnanime fît relâcher les enfans et les femmes, mais garda le bétail. Cette exécution n’était pas pour rétablir les bonnes relations entre la place et le dehors ; cependant, les jours de marché, quelques campagnards armés jusqu’aux dents s’aventuraient en ville ; à côté d’un panier d’œufs, d’un pot de beurre et de deux poules, on voyait un Bédouin accroupi, le fusil à la main et le yatagan à la ceinture ; quand cet homme avait débité sa marchandise et compté sa monnaie, il se relevait et s’en allait gravement ; la porte franchie, à quelque distance, il se retournait et lâchait son coup de fusil contre la muraille. Les soldats n’y prenaient pas garde : « Ce n’est rien, disaient-ils ; ce sont les Bédouins qui tirent pour s’amuser ; ils en font autant tous les jours. »

il y avait bien longtemps qu’on était sans nouvelles ni d’Europe ni d’Alger ; depuis deux mois, pas un courrier n’était venu. Enfin, on apprit qu’à la suite de nouvelles négociations suivies, régulièrement cette fois, à Tunis, le bey n’ayant pas accepté les conditions