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le Cap-Breton et la Louisiane : M. de Lévis et ses anciens compagnons d’armes offraient leurs services ; dix mille hommes, suivant eux, suffisaient, et trente mille fusils distribués aux Canadiens quadruplaient le corps expéditionnaire. Les autres ministres préférèrent tout ensemble prendre une revanche contre l’Angleterre et obéir au courant populaire : l’opinion publique exerçait une pression irrésistible et créait une espèce de patriotisme à rebours, sous l’inspiration duquel la France devait maintes fois encore courir les grandes aventures, lâcher la proie pour l’ombre, les colonies pour les principes. Il semblait qu’elle fût créée et mise au monde pour faire les affaires du genre humain ; et elle allait avoir ses chevaliers errans de la liberté des peuples, véritables don Quichottes de la politique du sentiment, toujours disposes à frapper d’estoc et de taille, sans plus de discernement ni de prévoyance que leurs devanciers du moyen âge. « Quoi ! disait La Fayette aux prisonniers faits sur les Canadiens, vous vous êtes battus pour rester colons, au lieu de passer à l’Indépendance ! Restez donc esclaves ! »

En même temps qu’il reconnaissait l’indépendance des États-Unis, le traité de 1783 opéra à leur profit une sorte de démembrement du Canada, dont les villes de Montréal et de Québec se trouvèrent désormais à quelques pas de la frontière béante. Ainsi se réalisait, en partie, la prophétie de Montcalm, écrivant en 1759 que la défaite vaudrait un jour à son pays plus qu’une victoire et que le vainqueur, en s’agrandissant, trouverait un tombeau dans son agrandissement même. Réduite à ses possessions du Nord de l’Amérique, l’Angleterre va-t-elle du moins s’efforcer de se rattacher ses sujets par la politique des bienfaits, de prévenir en eux toute velléité d’indépendance ? Il semble plutôt qu’elle flotte incertaine entre deux tactiques, contenue par la crainte d’une nouvelle révolution et désireuse de ne pas s’aliéner la fidélité des Canadiens, trop prompte à retomber dans ses anciens erremens, interprétant judaïquement l’acte de Québec, de manière à en faire sortir le maximum d’arbitraire, sans toutefois pousser les choses à l’extrême. Siégeant à huis-clos, composé en grande partie d’Anglais, de fonctionnaires serviles et cupides, le conseil législatif ne trouve pas un contrepoids sérieux dans l’adjonction de huit seigneurs canadiens, qui, élevés au milieu des camps, façonnés de longue date au gouvernement militaire, préoccupés surtout d’assurer le maintien de leur nationalité, de leurs lois, de leurs privilèges, répétaient volontiers en faveur du roi d’Angleterre la vieille maxime française : « Si veut le roi, si veut la loi. » Pourvu qu’il flatte les ambitions particulières, le gouverneur Haldimand a donc carte blanche et fait jouer au conseil le rôle d’une chambre d’enregistrement ; les nouvelles ordonnances, celles sur la milice en particulier, sont marquées au