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inerties ou l’artiste s’engourdit, lorsqu’il s’est enivré de lui-même, lorsqu’il a fait une orgie de puissance créatrice. Hogarth, lui, n’a rien créé ; il n’a pas eu dans sa vie un quart d’heure d’inspiration ni de caprice. L’imagination est nulle en lui : elle ne lui a pas fourni un type, une attitude, un mouvement, un seul effet. Rien, dans son œuvre, qui ne sorte de ses cartons, et rien dans ses cartons qui n’ait été copié d’après le modèle vivant. Il a tout juste assez d’invention pour mettre en scène ses personnages ; il ne compose pas, il dispose ; il groupe des portraits en vue d’une intention morale à faire ressortir ; il collectionne des types qui expriment, par une gamme descendante, la dégradation du type général. Compilateur de faits psychologiques, voilà sa véritable profession. Il est, et doit rester pour nous un homme de talent, au second rang parmi les moralistes, au troisième parmi les dessinateurs. Comme peintre, il ne peut être classé. Comme graveur, il faudrait, pour le juger sérieusement, une compétence spéciale qui ne nous appartient pas.

Sa célébrité ne serait-elle donc qu’une affaire de mode ? Non : les engouemens ne survivent pas cent vingt ans à celui qui en a été l’objet. Il n’y a point de réputations usurpées, comme voudraient le faire croire les paresseux et les mécontens de la république littéraire et artistique. Tout succès a sa cause : c’est affaire au critique de l’expliquer, non de le nier. Celui de Hogarth, parmi nous, tient à ce qu’û a été le précurseur d’une école dont le triomphe est aujourd’hui à peu près complet. A une époque où l’école classique tirait à sa fin et où les romantiques s’annonçaient à peine, il a été exclusivement et franchement réaliste, moins par vocation que par nécessité. Comme la faculté d’idéaliser lui était refusée, il a cru que l’idéal était un mot et l’idéalisme une formule. Or, c’est par millions que l’on compte ceux qui sont conduits par les mêmes voies aux mêmes conclusions. Quoi d’étonnant s’ils révèrent celui qui, avant eux et comme eux, a pris son impuissance pour une mission et ses ignorances pour autant de découvertes ? Bien des génies, depuis que l’humanité rêve, pense et produit, sont demeurés des accidens et n’ont point porté fruit : tandis que les boutures de Hogarth encombrent toutes les pépinières de l’art. Le dessinateur anglais a eu le sort de ces portraits de famille, longtemps dédaignés, que la vanité remet à la mode et fait redescendre du grenier au salon. Pour les parvenus du réalisme, Hogarth est un ancêtre.


AUGUSTIN FILON.