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constamment sous les yeux n’étaient point faits, il faut en convenir, pour leur en inspirer le respect. Il y avait alors à Londres deux colonies françaises parfaitement distinctes, habitant deux quartiers séparés, Spitalfields et « la petite France. » Spitalfields, c’était le quartier huguenot, peuplé par les proscrits de 1685, un petit monde à part, une ville de province d’il y a deux cents ans, transportée au milieu de Londres avec ses prétentions de castes, ses rivalités de toilettes, sa froide étiquette et ses vices cachés. Le dimanche, après l’office, on échangeait force révérences et quelques œillades, en promenant par la main des enfans tellement parés que les pauvres petits êtres n’avaient plus la liberté de leurs mouvemens. Qu’on ne croie pas qu’en ce moment nous nous éloignions de Hogarth ; nous n’en avons jamais été plus près : car c’est d’après lui que nous peignons ce tableau peu bienveillant. Du moins, à Spitalfields, règne le travail. La « petite France » ne connaît que la paresse et les métiers inavouables. Le matin, on voit paraître aux lucarnes des greniers de Leicesterfields, de Covent-Garden, de Greek-street, de Castle-street, des figures hâves et pointues, coiffées d’un bonnet rouge ; leurs mentons bleus et leurs joues creuses accusent un jeûne de vingt-quatre heures et une barbe de trois jours. Ce sont des aventuriers français fraîchement débarqués et qui n’ont pas encore eu le temps de s’engraisser aux dépens d’Albion. Les jours de fête, ces mêmes personnages se pavaneront sur le Mall, riant très fort et parlant très haut ; ils porteront des perruques énormes, des manchettes exorbitantes et l’épée en verrouil. De quoi vivent ces gens ? On peut répondre d’un mot : ils vivent des vices de la classe riche.

Ainsi nous étions déjà les corrupteurs de l’Europe. Une caricature contemporaine de Hogarth symbolise la France sous la forme d’une femme légère ; elle tire de son sac toutes les séductions dont elle dispose, des baladines, des joueurs de flûte et de violon, des valets de chambre, des coiffeurs et des cuisiniers. C’est surtout sur le chapitre de la cuisine que les Anglais étaient nos tributaires et désespéraient d’apprendre à se passer de nous. Le duc de Newcastle avait un cuisinier français presque aussi fameux en son temps que Taillevant ou Vatel, Sophie ou Trompette. Au commencement de la guerre de la succession d’Autriche, on expulsa nos compatriotes et le chef de Newcastle faillit partager leur sort. Une caricature montre le duc tendant les bras vers son ami : « Si tu t’en vas, s’écrie-t-il, je mourrai de faim ! » Comme lui, toute l’aristocratie frémissait à l’idée d’être coupée de Paris et de Versailles, privée de ses communications avec les modèles du bon ton, avec les marchandes de gants, de plumes, de poudre et de corsets, avec les virtuoses de la coiffure et les dieux du fourneau. « Périssent plutôt les