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nouvelle grandeur et de son prochain départ pour Londres. Ce n’est qu’à Londres qu’on sent le bonheur d’être riche !

La deuxième scène nous présente Rakewell entouré de ses courtisans. Nous distinguons dans la foule un maître d’armes, un joueur de harpe (M. Sala croit que ce harpiste est le grand Farinelli), un spadassin qui vient probablement offrir ses services, en vue des rencontres nocturnes. Il y en a jusque dans l’antichambre, où l’on découvre, à travers l’entrebâillement de la porte, un poète, un tailleur et une modiste.

Passer des mains d’un tailleur à celles d’un autre tailleur, écouter les rodomontades d’un fanfaron, donner audience à des instrumens à vent et à des instrumens à corde, tout cela est médiocrement gai. Suivons Rakewell dans le monde où l’on s’amuse. Jusqu’ici, nous avons vu l’adultère qui tue, le crime qui conduit au gibet, le vice harcelé, traqué, emprisonné, tremblant de peur et mourant de faim. Ici, du moins, on mène joyeuse vie. Le lieu de la scène est le parloir de la Rose, dans Drury-lane. Personnages : Rakewell, une demi-douzaine de filles et deux amis. Nous ne serions pas surpris d’apprendre que ces deux « amis » soupent tous les soirs aux dépens de Rakewell. Le parasitisme a fleuri en Angleterre sous les auspices du droit d’aînesse. Il y avait alors par centaines, sur le pavé de Londres, des cadets de bonnes maisons qui soupaient, mais qui ne dînaient point. Quant aux filles, il y en a de tous les caractères et de toutes les couleurs, y compris la négresse d’usage. La plus gentille de cette collection polychrome, une grosse joufflue de dix-huit ans, dont la toison frisée et poudrée à blanc tranche sur le brillant coloris de son visage, s’est coiffée du tricorne galonné de Rakewell, qui, de son côté, s’est planté sur la nuque le chapeau de la petite, avec cet air ineffablement bête de l’homme gris qui fait « une bonne farce. » Une seconde, mécontente de ne pas occuper l’attention des hommes, s’écarte en serrant le poing : c’est une rageuse. Une troisième est assise à table et mange. Sa rotondité, qui crève son corset, et son double menton luisant indiquent ses goûts. Peu lui importent les autres ; seulement elle s’impatiente légèrement de les voir s’agiter ainsi : « Quand on est venu pour souper, que diable ! on soupe. » La quatrième s’isole avec son verre et boit d’un air inconscient. Sur le devant de la scène, une assez belle fille, qui tourne le dos aux soupeurs. Retroussée jusqu’au-dessus du genou, elle tire paisiblement son bas de soie et rattache sa jarretière, qu’un incident de la fête a dérangée. Dans ce mouvement, un de ses seins est sorti de sa robe ; elle n’en a nul souci et nous regarde avec une impudeur tranquille. Celle-là, on le devine, n’a ni trop bu ni trop mangé ; elle fait son métier de fille sans enthousiasme, trichant le plus qu’elle peut le client sur la