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sur des tréteaux qui s’effondrent. Les marchandes de pommes poussent leur brouette au plus épais de la foule pour vendre et pour voir. Un élégant a amené deux belles curieuses, qui semblent moitié amusées, moitié inquiètes de leur équipée. Çà et là, quelques confrères du pendu ; ils ont l’air pensif et ne tiennent pas à se faire remarquer. Deux variétés d’imbéciles : les indignés, qui montrent le poing au condamné, et les ahuris, qui ouvrent des yeux hagards et une bouche stupide. Derrière eux se glisse, — c’est la troisième fois que nous l’observons, — l’éternel pickpocket, à mine éveillée et fureteuse, qui dévalise les gens en se moquant d’eux. Le grand artiste a plaisir à reproduire ce type, et cette prédilection s’explique. Les pickpockets ne sont-ils pas, comme lui, experts-jurés et maîtres-jaugeurs en fait de physionomies ?

La charrette qui contient le cercueil a passé ; celle qui porte le condamné est maintenant devant nous. Quel conducteur ! Et surtout quel attelage ! Comparez ces rosses crottées, faméliques, émaciées, sanglantes, avec les beaux mecklembourgeois, à croupe luisante, qui conduisent Frank à Westminster ! Le contraste semblera peut-être puéril à des Français ; il a son importance, sa moralité pour des Anglais, qui admettent le cheval dans leur intimité. Dans la voiture, Tom et le ministre qui l’exhorte. C’est un vénérable pasteur à cheveux blancs. Il se penche vers le malheureux jusqu’à le toucher du bout de son nez aigu. Dix minutes pour sauver une âme ! On sent qu’il lui enfonce le repentir à coups de textes comme à coups de maillet, qu’il frappe violemment à toutes les portes de cette intelligence qui ne s’ouvre plus. Livide, méconnaissable, les tempes creusées, le nez aminci, la tête renversée en arrière dans une attitude d’abandon suprême, défaillant à la fois de tous les membres, en proie à tous les vertiges de l’agonie et répondant par un râle sourd aux questions du prêtre, voilà Tom Idle, un mort vivant, qui n’existe plus que par la terreur. Qu’on fouette les chevaux ! Que l’horrible vision passe et s’éloigne ! Heureux celui qui peut l’oublier !

La fin de Rakewell, le libertin, ne sera guère moins triste. Pourtant tout sourit à ses débuts dans la vie. Il est beau, il est aimé d’une charmante fille dont il a fait sa maîtresse et dont il peut, s’il lui plaît, faire sa femme, car il est riche. Au moment où nous faisons sa connaissance, il vient d’hériter. Un intendant, qui se prépare à le voler, aligne des chiffres et empile des souverains, pendant qu’un tailleur lui essaie un habit magnifique avec ce respect que la fortune inspire aux tailleurs. L’Ariane de village, escortée de sa mère, choisit ce moment pour faire valoir ses droits. La fille pleure, la mère menace, injurie. Pleurs, menaces, injures, qu’importe à Rakewell ? Il est tout à la joie de son bel habit, de sa