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sentir et rendre. La seconde témoigne de ce don de grouper les foules qu’il devait peut-être à Callot, mais qu’il avait transporté heureusement du domaine de l’absurde et de la fantaisie dans celui des réalités vivantes… Entre ces deux morceaux il existe une relation saisissante ; ils forment le prologue et l’épilogue du drame que nous avons inutilement cherché dans l’ensemble de l’œuvre.

Une large rivière : peut-être la Medway à Sheerness, peut-être la Tamise à Gravesend. Dans le lointain, un navire à l’ancre ; sur le premier plan, une barque. Cette barque contient un enfant, une vieille femme et trois mariniers, dont l’un manœuvre avec vigueur une paire d’avirons. Dans cinq minutes, le bateau accostera le navire lointain. Au fond, une berge morne, plate, noyée dans la brume, avec des gazons écorchés par places, et des arbres rabougris, tordus par les vents. A l’un de ces arbres se balance une forme indistincte, autour de laquelle tournoient des points noirs : un pendu entouré de corbeaux. Entre le premier et le dernier plan, entre la petite barque qui semble énorme, et le gros navire qui parait tout petit, il n’y a rien, rien que l’eau dormante et grise sous un ciel de neige, rien que l’étendue déserte, où la rêverie se perd, et qui donne à l’esprit la sensation du vide… Puis, on revient aux figures du premier plan. L’homme qui tient les rames, comme s’il se berçait avec la cadence lourde des avirons, a l’air de rêver les yeux ouverts. Ceux qui connaissent et comprennent les gens de mer imagineront aisément cette face immobile et ce corps en mouvement. Les deux autres sont tournés vers l’enfant ; l’un lui montre un bout de corde, l’autre allonge gravement la main vers la silhouette lugubre qui fait tache sur l’horizon. On devine les paroles : « Tiens, vois ce cordeau. Si tu n’es pas sage à bord, gare aux coups de garcette ! — Oui, et plus tard, gare au collier de chanvre ! Celui que tu vois là-bas, a peut-être commencé comme toi ; prends garde de finir comme lui. » Tom, fronçant les sourcils et serrant les poings, doit répondre par un juron et une bravade. Près de lui est assise une bonne vieille, sa grand’mère, sans doute. Petit bonnet serré autour de la tête, long manteau qui l’enveloppe des pieds à la tête, comme une cape de roulier. Elle lève les bras au ciel. Pauvre femme !

Voyons maintenant la prédiction s’accomplir.

Nous avons sous les yeux la plus vaste, la plus complexe, la plus peuplée de toutes les compositions de Hogarth. Les figures sont petites et indiquées en quelques traits ; mais chacun de ces traits, appuyé avec une énergie un peu grossière, souligne une intention. C’est bien la foule, grondante et hurlante, des grands spectacles populaires. On se gouaille, on se bouscule, on se provoque ; on chatouille les commères ; on grimpe, trente à la fois,