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propose aux curieux un je ne sais quoi d’hybride et d’incongru, qui tient de la conférence laïque et du sermon religieux. Non loin de lui, cet homme à l’œil louche, au sourire sardonique, est le légiste Kettleby. Un de ses cliens l’a poursuivi jusqu’ici et veut, avec la double obstination propre aux plaideurs et aux ivrognes, l’entretenir encore de son affaire ; à moitié gris, Kettleby l’écoute en ricanant. Un apothicaire veut à tout prix faire un discours ; un officier a roulé sous la table ; un journaliste ne réussit pas à allumer sa pipe, mais réussit à allumer son jabot… Tels sont les clubs primitifs : de lourdes orgies sans femmes ou des sociétés secrètes.

Que serait-ce si nous descendions de quelques degrés, si nous pénétrions, par exemple, dans ce cabaret de Southwark, au-dessus duquel on lit :


Ivre pour deux sous
Ivre-mort pour quatre
Paille à discrétion.


La troisième ligne demande une explication. Lorsque les consommateurs ne peuvent plus se tenir sur leurs jambes, on les emporte dans une cave jonchée de paille. Là, mâles et femelles s’endorment pêle-mêle. Le lendemain matin, ils en sortent pour recommencer bientôt, jusqu’au jour prochain où ils tomberont et ne se relèveront plus.

Jamais le poison n’avait été à si bon marché. Les ministres de ce temps envisagent le mal avec indifférence, ou plutôt avec une indulgence presque tendre. Ce sentiment se retrouve chez tous les hommes d’état anglais du XVIIIe siècle et n’a rien qui doive surprendre. Beaucoup appartiennent à la confrérie, tous emploient les spiritueux à la propagande politique. Lord Carteret, l’un des hommes les plus doctes et les mieux disans de son époque, ne se présente au conseil du roi qu’avec deux ou trois bouteilles de bourgogne dans la tête. Le grand Pitt, — c’est le seul défaut de cet homme impeccable, — s’enferme dans sa maison de Wimbledon et se soûle, à portes closes, avec son ami Dundas. Fox, non moins grand, s’offre à la postérité entre une duchesse et un marchand de vins, ses deux principaux agens électoraux.

Cependant on se décida à voter, sous le ministère de Walpole, une loi qui restreignait l’importation du gin et en interdisait la vente au détail. La loi devait entrer en vigueur le 20 septembre 1736. Ce jour-là furent célébrées, à Londres et dans toutes les grandes villes du royaume, les funérailles de la mère Gin, ou, comme on l’appelait plus pompeusement, de Mme Geneva. La plupart des chief-mourners (c’est le nom que l’on donne aux personnes qui